La langue française, ce n'est pas vraiment ce qu'il maîtrise le mieux. N'allez surtout pas croire que Azouz est grammairien, linguiste ou sémanticien dans une autre langue. C'est connu, dans ce pays, quand quelqu'un vous dit qu'il ne comprend pas grand-chose au français, l'arabe ou au kabyle, vous devez comprendre qu'il est à peu-près analphabète. Il y a certes des analphabètes trilingues mais ceux-là, ils ne le disent pas. Azouz a donc un français primaire mais il y a quelques mots un peu compliqués qu'il pense connaître parce qu'il les a entendus de longues années durant, chaque jour et même plusieurs fois par jour. Mais il en est ainsi des «connaissances» mécaniques qu'on acquiert par «ouï-dire» : on en assimile un sens très vague qu'on assimile au contexte dans lequel on l'a appris. Et dès qu'on l'entend «hors contexte», on se perd, puis on entame une interminable série de questionnements auxquels on ne peut pas avoir de réponses. C'est connu aussi, ceux qui, comme Azouz, croient dur comme fer qu'ils «savent», ne demandent rien aux autres et ceux qui s'interrogent eux-mêmes ont très peu de chances d'obtenir des réponses qui éclairent leur lanterne. Azouz a donc entendu pendant des années le mot «éradiquer». Plutôt que le mot, la formule : «éradiquer le terrorisme». Certains puristes de la langue française prétendent que le verbe «éradiquer» n'existe pas mais ce que disent les experts n'intéresse pas Azouz. Bien évidemment, il ne le dit pas mais c'est trop compliqué pour sa petite tête. Selon les puristes donc, ce sont les Algériens qui ont inventé le verbe «éradiquer». Bien sûr, les Algériens n'ont pas inventé le terrorisme mais ils en ont souffert. Ils en souffrent toujours et le terrorisme, Azouz sait très bien ce que ça veut dire. Contrairement au verbe éradiquer, on n'a pas besoin de maîtriser le français ni aucune autre langue pour le comprendre. Azouz a tellement associé les deux termes qu'il a toujours eu du mal à comprendre qu'il puisse y avoir d'éradication d'autre chose. Souvent par peur et parfois par paresse, il a donc rarement cherché à comprendre. Quand il a entendu parler d'éradication de l'habitat précaire, il s'est dit qu'il s'agit encore de logement même si le mot «précaire» sonnait dans sa petite tête comme un terme de physique nucléaire. Quand il était question d'éradiquer les bidonvilles, il s'est dit que ce doit être quelque chose de plus compliqué, même s'il connaît et le bidon et la ville. Quand un ministre s'était engagé à éradiquer le sachet noir, il en a un peu rigolé en se demandant quel pourrait bien être le rapport entre la bourse à patates et le GIA. Depuis quelques jours, il est question d'éradiquer le choléra. Alors, Azouz a ri jaune. S. L.