Comme aurait dit Dda Kaci, premier du nom, c'est des choses qu'elles arrivent ! Te voilà sur un quai de gare, les orteils sur le marchepied du wagon et tu te souviens de ton ahanement hebdomadaire. Faut envoyer la copie, mon vieux ! La température est au-dessous de zéro mais on n'en a rien à cirer. En face de moi un type, bonnet rouge et moustache noire, lit le Canard enchaîné. J'avise en «Une» la manchette consacrée aux aventures nippones de Carlos Ghosn, le P-dg de Renault-Nissan. Mais ça, franchement, ça ne fait pas un propos en soi. Tu vas où déjà ? A Nancy. But du voyage : présenter un documentaire dans le cadre d'un festival de cinéma. Les prévisions météo annoncent qu'il fera plus froid encore en Lorraine. Bon, Carlos Ghosn. Il touche 15 millions d'euros par an. Je me dis comme ça que si c'était moi qui les avais gagnés, j'aurais dû recruter un dépensier pour m'apprendre à les claquer car moi seul, j'en aurais été bien incapable. J'entends le commentaire probable de Dda Kaci, premier du nom, si on lui avait dit que le P-dg de Renault-Nissan touchait plus de 1 000 fois le Smic. Un ouvrier de chez Renault devrait trimer toute sa vie – et encore – pour percevoir ce que son P-dg gagne en une année. Commentaire de Dda Kaci : punaise ! Dda Kaci n'était pas de ces gens à faire dans le fatalisme, genre : si Ghosn gagne autant, c'est que Dieu le récompense. Tintin ! Non ! Dda Kaci a appris à lire le monde dans les syndicats et les luttes ouvrières. On ne la lui fera pas. On annonce un retard de train ! On ignore si c'est à cause du froid qui aurait gelé les voies ou à cause de ces gilets jaunes qui tentent de paralyser la France en réaction à la pression fiscale qui impacte – tiens une expression récurrente dans le jargon des Ghosn et compagnie – plus durement les plus pauvres. Il y en a parmi eux qui vivent avec moins de 500 euros par mois et qui pointent aux restos du cœur. Ça fait quoi à Ghosn, ça ? Dommage que ce mouvement citoyen situé en marge des partis et des syndicats, spontané, juste dans ses revendications condensées en un ras-le-bol compréhensible, soit entaché d'une coloration parfois ultra-droitière. Ghosn ? Ça doit être surréaliste pour ce grand patron considéré comme un messie en France et un dieu au Japon, de se retrouver, en quelques heures, dans une geôle de 6 m2 dans la prison Kosuge de Tokyo réputée pour sa sévérité, avec en guise de repas, trois bols de riz par jour. Le hasard est très facétieux. Dda Kaci fut dans les années 1950 ouvrier syndicaliste chez Renault en France. Il a tâté de la geôle en France et en Algérie. Comment aurait-il commenté l'événement ? Il aurait sûrement répété son expression fétiche : punaise ! Soudain, branle-bas autour de moi, le train démarre. Ça fait, disons, pas loin de trois quart d'heure de retard. Un autre type, genre Viking, déballe le parfait attirail du grand voyageur sur la tablette du train : micro-ordinateur Dell gris souris, téléphone portable, casque Bluetooth. Mais il néglige tout ça et sort un bouquin dans lequel il plonge illico. C'est l'un de ces polars nordiques, un best seller qui marche du tonnerre. Je regarde par la vitre du train embuée par les souffles de l'hiver, et je me dis que le type qui plonge dans un polar polaire fait dans la conformité. Ce n'est pas un temps à lire «Le tailleur de Panama» de John Le Carré ou «Bahia de tous les saints» de Jorge Amado. De toute façon, quel que soit le retard du train, je me console en me disant que j'arriverai plus vite en TGV que si j'étais parti en voiture. Gilets jaunes, circulation, embouteillages, franchement la voiture, ce n'est pas la solution. La voiture ? J'aurais emprunté celle du petit-fils à Dda Kaci, premier du nom, qui possède, ça ne s'invente pas, une Renault. Encore une question de voiture… C'est bien une usine Renault qui s'est installée dans l'Oranie ? Bon, on ne va pas ajouter une louche ! Le train arrive dans la froidure. Le pote qui m'intercepte à la gare répond à mon commentaire météorologique basique sur les quelques degrés de moins du mercure lorrain par la même expression que Dda Kaci, premier du nom. Il s'exclame : punaise ! Un réel plaisir de retrouver Nancy et les copains d'ici. Souvenir très lointain d'une conférence in situ avec Rachid Boudjedra, Meziane Ourad et Ferhat dans les années 1993-1994. Promis, la prochaine fois, je tacherai de venir au printemps ou en été. J'ai toujours visité Nancy en hiver. Ghosn ? Comment va évoluer cette histoire, on ne le sait pas encore. Côté français, on attribue les tracas nippons du P-dg aux luttes internes pour le pouvoir dans le groupe Renault-Nissan. Les Japonais se sentiraient diminués d'être managés de l'extérieur. La vengeance est un plat qui se mange avec des baguettes. Projection du docu : il est 20h. On évoque, lors du débat, la participation des ouvriers algériens aux luttes syndicales du Front populaire dans les années 1930. Dans les conquêtes sociales et syndicales françaises, il y a toujours eu une part due à la mobilisation et aux sacrifices des travailleurs algériens. C'est dit, voilà ! Ça me fait repenser à Dda Kaci et en regardant des images d'archives, me réveillant d'un sommeil paradoxal algérois, j'ai l'impression de reconnaître dans la cohue Dda Kaci et d'entendre son cri de ralliement : punaise ! A. M.