2015 est l'année du centenaire de la naissance du libraire et éditeur algérien Edmond Charlot. A cette occasion, l'Institut français d'Alger a organisé une projection suivie d'une table ronde autour de ce personnage incontournable du mouvement culturel algérois des années 1940-1960. Le centième anniversaire d'Edmond Charlot sera un événement culturel d'envergure tant ici qu'en France, annonce l'universitaire Guy Dugas. La 20e édition du Salon international du livre d'Alger en novembre sera l'occasion de redécouvrir cet amoureux de la littérature auquel, par ailleurs, Nadjet Khedda consacrera un livre intitulé Charlot, l'homme-roi. Charlot, un éditeur algérois, réalisé par Michel Vuillermet, est un documentaire de 52 minutes qui retrace, avec force détails, le parcours richissime d'Edmond Charlot que le réalisateur a longuement interviewé au crépuscule de sa vie. Tourné en 2004, peu avant le décès de l'éditeur, le film révèle plusieurs aspects méconnus de sa carrière mais surtout de cette époque où Alger bouillonnait d'idées, de prose et de poèmes. Construit de manière classique avec images d'archives, interviews et voix off, le documentaire retrace dans un ordre chronologique la vie trépidante de ce petit local au 2, bis rue Charras où Edmond Charlot ouvrit dans les années 1930 sa librairie «Les vraies richesses». Dès le début des années 1930, cet espace étriqué deviendra le centre névralgique culturel d'Alger. Charlot commencera par dénicher des écrivains qui deviendront, plus tard, des sommités mondiales, à l'instar d'Albert Camus dont il publie les tous premiers textes (Noces à Tipasa, L'été à Alger, L'envers et l'endroit), Emmanuel Roblès qui traduit Lorca juste après son exécution par les soldats franquistes, Jean Giono révélé par La rondeur des jours, etc. Au début de la Seconde Guerre mondiale, la librairie et la maison d'édition subiront de plein fouet la censure de Vichy qui interdit une pièce de Camus recherché par la police et caché à Oran, saisit le numéro de la revue Rivages consacré à Lorca, emprisonne Edmond Charlot avant de le mettre en résidence surveillée car «présumé gaulliste, sympathisant communiste», raconte-t-il, enjoué. C'est donc dans ce contexte tendu qu'Albert Camus confiera d'abord le manuscrit de l'Etranger à Charlot qui ne pourra cependant l'édite à cause du manque de moyens logistiques. En 1943, poursuit-il, il rencontre André Gide qui collabore, crée avec Jean Amrouche la revue L'Arche. Après la fin de la guerre, le libraire crée une succursale à Paris où il rafle deux prix Renaudot et un Femina avec Le Mas Théotime d'Henri Bosco, La vallée heureuse de Jules Roy et Les hauteurs de la ville d'Emmanuel Roblès. Charlot raconte à ce propos que ce succès ne manquera pas d'attiser la convoitise des grands éditeurs parisiens qui, selon lui, y étaient pour beaucoup dans sa faillite. Parmi les nombreuses révélations du film, une ne manquera pas de susciter des réactions dans la salle : Edmond Charlot révèle en effet que Jean Amrouche, alors directeur littéraire à la maison d'édition, refusera à son insu le manuscrit du Fils du pauvre de Mouloud Feraoun. Par ailleurs, même si leurs chemins se séparent, Charlot gardera de très solides liens d'amitié avec tous ces écrivains qu'il a découverts. Avec eux, raconte-t-il, Alger est devenu un point de chute d'une nouvelle génération d'écrivains décidés à rompre définitivement avec l'école algérianiste conformiste et à fonder un courant méditerranéiste sous le slogan «Les jeunes, par les jeunes, pour les jeunes et contre la ville». Malheureusement, l'aventure ne pourra se poursuivre de ce côté-ci de la Méditerranée : les problèmes commencent en 1961 lorsque la nouvelle librairie de Charlot sise à la rue Didouche sera plastiquée par l'OAS en raison de ses prises de position anticolonialiste. A ce sujet, il relate une anecdote pour le moins émouvante : «Un client musulman est venu au lendemain de l'attentat me remettre un sac contenant toutes ses économies» ! A l'indépendance, l'Algérie officielle n'aura que peu d'égards envers cet homme exceptionnel : «J'ai quitté Alger non pas parce qu'on me l'a demandé ou que je le voulais, mais parce qu'on m'a empêché de travailler : l'édition était désormais réservée à un organisme officiel.» Il s'en va alors à Izmir, en Turquie, où il dirige le Centre culturel français puis à Tanger où il occupe le même poste, avant de s'installer à Pézenas, en France, où il ouvre la librairie «Le haut quartier» et réédite les ouvrages qui ont marqué l'époque algéroise. Malgré l'aspect rudimentaire de sa démarche formelle, le documentaire Edmond Charlot, un éditeur algérois demeure incontestablement un document précieux quant à la (re)découverte d'un pan important de la littérature algérienne en période coloniale. Malgré leurs divergences idéologiques qui se feront jour durant la guerre d'Algérie, tous ces écrivains ont indéniablement contribué à la construction d'une tradition littéraire algérienne dont l'héritage fut plus que bénéfique aux générations suivantes. Le film recèle, de ce point de vue, une valeur s'étendant au-delà d'une simple biographie d'un homme, celle de toute une époque.