Youcef Merahi [email protected] Il fait très chaud, c'est le cas de le dire. Je dirais même mieux : il fait très chaud. Les Dupont et Dupont n'auraient pas mieux dit. Enfin, la canicule tape notre crâne et notre portefeuille, comme le forgeron taperait sur son enclume pour redresser un bout de fer tordu. Il fait tellement chaud qu'on aimerait que notre ombre ne nous suive pas ; qu'elle se mette au-dessus de nous comme une ombrelle. Là, il sera inutile de porter la m'dhalla ou le bob des pêcheurs. Une ombre, notre propre ombre, sur nos têtes, ce sera le pied ! Je digresse. A tellement digresser, j'oublie la soif qui tance mon cerveau. Alors je bouge. Je vais de-ci de-là. Alger. Boufarik. Azazga. Cap-Djinet. Fréha. Re-Alger. Et ainsi de suite ! Ce jour-là, à Alger, à la rue de la Lyre exactement, désolé je n'ai pas retenu la nouvelle appellation, j'ai confirmé ce que j'ai toujours mis dans mon esprit, à savoir l'absence de la culture de la propreté. Ce que j'ai fait à la rue de la Lyre ? C'est simple : je m'étais mis dans la tête de m'offrir un bleu de Chine, communément appelé «Shanghai». Oui, un bleu. A l'image d'El-Badji, Allah yerrahmou. Ou comme El Meskoud, que Dieu lui prête longue vie. Salut Abdelmadjid ! Un porteur de bleu, spécialiste de ce costume qui nous vient de loin, m'a gentiment orienté vers cette houma. Car il faut dire, les «bleu» qui se font ici, chez nous, ne valent pas le prix demandé. Question de tissu ! De qualité de tissu ! A la rue de la Lyre, j'ai trouvé mon bonheur. Que voulez-vous, durant le mois de Sidna Ramadane, nous portons en nous l'envie comme une femme enceinte. Pour moi, c'est le bleu de Chine ! Je l'ai acheté. Oui, oui, je l'ai acquis. Avec un arrangement, s'il vous plaît ! Avez-vous remarqué cette nouvelle politique commerciale ? Dès qu'on met le pied dans une boutique de fringues, le vendeur vous accueille avec un sourire aussi grand que l'envie de vous plumer. Puis, vous vous entendez dire : «N'saêdek ya kho ! Fiha l'arrangement ! Marchandise louxe...» Autres temps, autres mœurs ! Ce jour-là, j'avais pris la décision de me farcir cette rue commerçante, qui grouille de monde qu'un claustrophobe devrait éviter. Il y a de tout : des fringues, des savates, des espadrilles, des CD piratés (surtout ceux d'Amar Ezzahi), des jouets... Mais aussi des fruits et légumes. Une ambiance méditerranéenne ! Mais malheureusement, une montagne d'immondices de tout genre vient falsifier le plaisir de ce mode de marché. A la criée, souvent ! Des immondices de toute nature : des épluchures, des fruits pourris, du pain rassis, de la galette, des légumes. Une montagne d'immondices au beau milieu du marché et à l'entrée d'une mosquée. Sans que cela dérange personne. Ni les commerçants qui vendent à qui mieux mieux. Ni les riverains. Ni les prieurs. Apparemment ni la municipalité. J'ai vu la même chose (horrible chose !) à Boufarik. Qu'y suis-je allé faire à Boufarik ? Oh, pas pour acheter la belle orange d'antan ! La révolution agraire est passée par là. Et le béton a fait le reste ! De la zalabia boufarikoise, pardi ! N'oublions pas que nous sommes en plein Ramadhan. Oui, j'en ai achetée. De la cherbet ? Non. Je n'ai pas osé. Boufarik est une ville triste à mourir. A telle enseigne que le centre-ville, large à souhait, héritage de la colonisation, se laisse pousser des herbes folles sur ses joues. Puis, j'ai cru voir ressusciter l'oued El-Harrach à Boufarik. C'est quoi ce canal d'eau noirâtre qui accompagne la sortie du visiteur ? Et ce marché, fait de bric et de broc où des immondices agressent le regard du curieux, a-t-il sa place là-bas ? Je ne le pense pas. Jusqu'à cette zalabia qui ne m'a pas rappelé celle que j'achetais, à Boufarik justement, dans les années soixante-dix. Mais il faut dire que les belles choses d'antan ont fichu le camp de ce pays ! Cap-Djinet n'a pas gardé le côté naturel d'un littoral beau à couper le souffle. Souanine ne propose plus aucun accueil. Je n'irai plus offrir mon corps flasque à ce rivage verdoyant. Je ne ressentirai plus la piqûre du soleil à son zénith. Je ne peux que constater le massacre d'une mémoire blessée dans sa recherche de ce qui fut. Je pousse un peu plus loin l'aventure. Les check-points sont encore en activité. La décennie noire est passée par là aussi. Cap Djinet n'est plus ce petit village balnéaire ; il a trop appuyé son développement sur le béton, au point où la rue principale a pris l'allure d'une venelle. Waouh, l'angoisse me prend à la gorge. Un peu plus loin, un port qui ne ressemble pas au port que Google propose pour nous boucher un coin empêche, désormais, la houle de faire ses cabrioles. Un chalutier, chétif comme un mensonge, mouille ses attentes. J'ai été tenté par un plongeon dans cette mer d'huile : sauf que je n'ai plus la certitude d'antan. Désormais, je vois les choses avec un œil beaucoup plus critique. Je n'arrive plus à faire des concessions adolescentes. L'âge est un prof assidu, il est le meilleur des diplômes. A un empan de Fréha, aux Aghribs, une décharge publique profite de la complaisance de l'homme pour surprendre la mer par sa position. Pourquoi ouvrir une décharge pour tenter de la cacher maladroitement par des tonnes de terre et autres gravats ? Où êtes-vous, Monsieur le Maire ? Vous voyez certainement de quel site je parle : simplement, une agression écologique. Ramadhan m'inspire ces digressions. J'aurais bien aimé faire état de mes lectures, d'autant qu'Alibey (salut Dahmane !) a rempli ma besace de livres. Yasmina Khadra nous dépeint, avec le style que je lui connais et sa verve coutumière, la dernière nuit de Kadhafi ; puis, je retrouve mon ami Anouar Benmalek qui reprend son questionnement sur l'histoire humaine. Après les morisques dans O Maria, il plonge son regard de matheux dans l'Allemagne hitlérienne et le processus machiavélique de la Shoah. La poésie, orpheline par destination, a toqué à ma porte : trois recueils de poésie de poètes d'envergure. D'abord, Hamid Nacer-Khodja qui ose enfin sortir de sa dune, Mohamed Sehaba – silencieux à partir d'Oran la belle, propose également ses pérégrinations intérieures et, sans oublier, Bachir Mefti qui trace, comme Jean Sénac, une révolution avec amour. Zut, j'ai failli oublier Hacène Ababsa qui du stéthoscope va vers les délires de la plume poétique. J'y reviendrai certainement dans une autre chronique. En attendant, je porte mes angoisses – sous forme de digressions ramadanesques — juste pour dire que l'Algérie a besoin d'une douche immémoriale. En attendant le grand bain, vogue la galère ya Mohand U Chavan !