Salem est de ceux dont on dit qu'ils ne sont pas nés avec une cuillère dorée dans la bouche D'abord cette histoire vraie de la vie ordinaire, qui arrache le sourire même à ceux qui ont les lèvres soudées à l'arc. Cela s'est passé dans un marché ordinaire d'une petite ville de l'ouest d'Alger devenue ordinaire après avoir été un coin de paradis extraordinaire dans une autre vie. Ici on vit à Ain Benian comme tout le monde où on vit encore par rétro dérapage à Guyotville, quand on y est depuis suffisamment longtemps pour cultiver le souvenir. Enfin, le souvenir ou le fantasme. Bien sûr, cette digression n'a rien à voir avec ce qui va suivre. C'est le genre d'anecdote qu'on raconte parce que d'en avoir été un témoin privilégié, on est toujours convaincu que ça fait de nous un être intelligent, même si le hasard a tout fait tout seul comme un grand. Vous connaissez certainement le genre d'hommes et de femmes qui aiment se faire entendre par un maximum de gens quand ils parlent dans un lieu public. Ils s'adressent à une seule personne mais ils adorent élargir leur auditoire. Normal, parce que la manie, bonne ou mauvaise, est toujours couplée à la conviction qu'en l'occurrence, ils font toujours quelque chose de merveilleux. Sinon, ça ne vaut certainement pas la peine d'être partagé. Une bonne femme au marché d'Aïn Benian, devant un étal de fruits et légumes : «C'est combien le Brooklyn, khouya ?». Si vous n'avez pas compris, c'est normal, la bonne femme distinguée désignait un cageot de brocolis ! Il y a aussi cette histoire de boite de sardines, moins drôle, plus émouvante et toute aussi vraie. Tous les deux ou trois mois, parfois plus, parfois moins, Salem tient à déjeuner avec une boite de sardines, à la tomate ou à l'huile, selon l'envie du moment. Salem est de ceux dont on dit qu'ils ne sont pas nés avec une cuiller dorée dans la bouche, c'est le moins qu'on puisse dire. Son père est parti à la fleur de l'âge, ils étaient sept frères et sœurs et sa mère n'était pas préparée à prendre toute seule les enfants en charge. Bien sûr, elle a fait ce qu'elle pouvait faire, avant que Salem ne soit en âge de travailler et soulager la misère de la famille. En attendant, sa mère les a fait vivre de bric et de broc. Salem se souvient des déjeuners au pain et au lait, des chemises rapiécées et plein d'autres privations. Mais il se rappelle surtout du «festin» que sa mère leur offrait, à chaque fois qu'elle avait une entrée d'argent suffisamment importante pour se permettre une petite «folie». Le festin ou la folie, c'était des boites de sardines. Salem a grandi, fait des études et gagne bien sa vie. Depuis quelques années, il rend hommage à sa mère en déjeunant avec une boite de sardines. Ses enfants et sa femme l'ont toujours interrogé sur le sens de ce rituel, mais Salem n'a pas encore décidé de satisfaire leur curiosité, allez savoir pourquoi. Par Slimane Laouari Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser.