On le traîne comme un boulet dont on ne peut se défaire toute sa vie, et le malheur est qu'on le lègue à sa progéniture pour l'éternité. Le nom patronymique, cette chose «qui colle là où on la colle», dit une charade de l'Ouest algérien, est une de ces inventions dont nous a affublés la colonisation française. L'état civil, du moins tel que conçu depuis l'ancien régime français et l'Eglise catholique, qui imposait à chaque individu le choix d'un patronyme -transmissible par le géniteur paternel à sa descendance - et d'un ou plusieurs prénoms, n'était pas en usage au Maghreb et les pays arabes de l'époque. Les gens portaient leur prénom comme marque de leur identité, et quand les circonstances l'exigeaient, ils étalaient leur longue lignée à travers les prénoms de leurs ancêtres et aïeux. Il a fallu attendre jusqu'en 1882 pour que le système français soit étendu aux indigènes d'Algérie. Une loi votée le 23 mars 1882 à l'Assemblée française rend obligatoire, pour l'ensemble de la population indigène d'Algérie, l'inscription à l'état civil des actes de mariage, de naissance, de décès et d'un nom patronymique. A l'exception notable des populations des régions du sud qui avaient gardé leurs noms d'origine, tous les Algériens devaient adopter un patronyme, et ce, pour faciliter leur identification par l'administration coloniale. Des noms d'animaux… et de légumes Le choix des noms patronymiques n'a pas été sans abus, et la déformation involontaire ou intentionnée des noms originels par les légions d'administrateurs dépêchées dans les douars s'est traduite par des bizarreries qui ont encore cours aujourd'hui. Des historiens rapportent que, souvent, par mépris ou dérision, ce sont les administrateurs qui attribuaient les noms en se basant sur la toponymie des lieux, les métiers ou, plus méchamment, en puisant dans le répertoire de noms d'éléments naturels, de plantes et d'animaux, quand ce n'était pas les sobriquets qu'ils érigeaient en noms de famille indélébiles. Le mépris est encore allé trop loin avec l'attribution de noms en fonction de la morphologie des personnes ou de leurs défauts physiques. C'est ainsi que sont nés les «boukhechem» ou «boukhenoufa» (l'homme au gros nez ou l'homme au groin), «bouseksou» (amateur de couscous), «boulbina» (amateur de petit lait), «boukraa» (l'homme à un pied), «laib» (le handicapé), «kaouane» (le boiteux)… On n'oubliera pas les «bouras» (grosse tête), «kahleras» (tête noire), «demaghelatrous» (tête de bouc), «bouloudani» (l'homme aux grandes oreilles), «boulainine» (l'homme aux grands yeux), «boulahbal» (l'homme aux cordes), «boulemtafas» (l'homme aux grandes paluches) et on en oublie des centaines, voire des milliers que l'on retrouve généralement dans les régions de l'est du pays. Ici ? Egalement, on retrouve quantité de «boulebsal» ou «boubsila» (amateur d'oignons), «boulfoul» (ou «ibaouen» en kabyle) (amateur de fèves), «batata» (pomme de terre)… Plus «chanceux», des Algériens se sont vu attribuer des noms en rapport avec leur ville ou leur région, quelquefois leurs ancêtres ou leur métier. On aura, dans ce sens, les «blidi», «mestghanmi», «ouahrani», «bsikri», «harrachi», «kebaili», «m'sili», des «mhamsadji», «nedjar», «sayed», «bahri», des noms fort répandus que l'on retrouve un peu partout à travers l'Algérie. «SNP» et consorts La liste est longue de ces patronymes puisés n'importe où et attribués arbitrairement à des centaines de milliers de familles qui perdent, ainsi, et leurs repères et leur généalogie car bien qu'elles soient nombreuses à porter le même nom, ces familles n'ont en réalité aucune relation entre elles. Nous épargnerons aux oreilles chastes la consonance impudique de noms difficiles à porter et que beaucoup d'Algériens ont vite fait de changer dès le recouvrement de l'indépendance, malgré la lourdeur de la procédure. De même que ces fameux «SNP», ces sans noms patronymiques, si nombreux à l'indépendance, à cause de grands-parents qui avaient refusé de se plier aux injonctions de la loi de 1882. I l faut dire aussi que beaucoup d'Algériens se sont fait piéger au jeu de la patronymie. Des historiens rapportent que, croyant tourner en dérision l'homme venu recueillir leur nom de famille, des Algériens ont commencé à s'attribuer à l'emporte-pièce des noms aussi bizarres qu'incongrus, «juste pour se payer la tête de l'administrateur français qui inscrivait, selon la perception de son ouïe, des noms impossibles à prononcer», nous disait le professeur Daho Djerbal, dans son cours d'histoire sur l'Algérie. Ils ne pensaient pas que ces noms allaient être portés plus d'un siècle plus tard comme un lourd fardeau par des centaines de leurs descendants.