Il n'a rien de ce qui peut rappeler le portrait-type de l'employé communal qu'on a toujours gardé en tête. Le temps a passé, le monde a bien changé et bien des clichés qu'on pensait consacrés ad vitam aeternam n'ont pas résisté à la furie des transformations. Youcef n'a ni la tenue ni la dégaine toutes en sobriété du petit gratte-papier de quartier ou de village qui prend au sérieux l'utilité de son travail plus qu'il ne se prend lui-même au sérieux. Oui, il se souvient de cette image. Et comment pouvait-il en être autrement, puisque c'est au départ à la retraite du paternel que Youcef a «hérité» du poste. Passer huit heures sur uns chaise bringuebalante dans un bureau crasseux à délivrer des actes de décès et enregistrer la marmaille naissante, ce n'était pas vraiment ce qu'il pensait faire de sa vie. Mais Youcef n'avait pas vraiment l'audace de celui qui pouvait entreprendre, même s'il ne s'est jamais cru capable d'une telle résignation. Parce que vingt ans et deux jours de grève après son entrée derrière ce guichet, il ironise encore que le premier acte de décès qu'il a rédigé est le sien, en acceptant ce travail. Pourtant, bien des gens avaient discrètement râlé quand Youcef avait «succédé» à son père. Pour tout nous dire, il convient qu'il n'en avait pas vraiment le profil. Raté de l'école, un tantinet impulsif, plutôt ambitieux sans trop savoir ce qui pouvait lui donner ce droit, il rêvait paresseusement de fortune et d'autres pans de ciel. Mais Youcef ne faisait que rêvasser et son père qui reconnaissait qu'il n'avait pas donné grand-chose à ses enfants disait - piètre consolation ? - qu'il était tout de même fier de son parcours, socialement utile et moralement irréprochable. C'est donc pour «continuer son œuvre» et peut-être bien perpétuer une tradition professionnelle dans la famille qu'il avait insisté pour que le fiston prenne le relai. Il avait même consenti pour cela à demander une petite faveur au maire qui n'allait tout de même pas lui refuser ça après plus de trente ans de «bons et loyaux services». Mais à la mairie, on n'a pas réussi à faire de Youcef le fils de son père. Il ne sait pas comment il a réussi à se débrouiller, mais il est toujours fringué de dernier chic, fume des Marlboro, possède son F3 et roule dans une petite voiture qui ne manque pas de confort. Il n'y a pas que ça pour le différentier du paternel. Il quitte plusieurs fois son poste pour des motifs souvent fallacieux, s'absente autant que faire se peut, s'énerve pour un oui ou un nom et «rappelle» régulièrement aux citoyens que leurs naissances et leurs morts, il n'avait pas que ça à faire. Depuis trois jours, Youcef est en proie à un sérieux dilemme : observer la grève ou non. Que ferait le papa, s'il était encore en poste. Le lui demander ? Impossible, puisqu'il n'est plus de ce monde. S'il était toujours vivant, il aurait pris son avis, pour faire le contraire. Désespéré, Youcef s'est résigné au service minimum. Pour changer. Cet e-mail est protégé contre les robots collecteurs de mails, votre navigateur doit accepter le Javascript pour le voir