Tout d´un coup, la route se fit plus large, plus droite, plus belle. Elle offrait la tentation d´appuyer sur le champignon malgré la majesté d´un pin qui se profilait et qui invitait à une halte, malgré le froid. Pourtant, Noureddine ralentit sensiblement et clignota à droite pour s´arrêter dans une encoignure, à l´endroit où la route se faisait encore plus spacieuse, devant une petite fontaine. Elle était comme une oasis malgré sa modestie dans ce coin perdu. Elle consistait en un mince filet d´eau qui coulait d´un tuyau de zinc sorti de dessous la terre pour suivre une rigole avant de se perdre dans l´oued invisible, de l´autre côté de la route. Noureddine murmura lentement à son ami, comme pour s´excuser: «On s´arrête un peu, le temps de remplir un bidon. Je ne peux m´empêcher de faire une courte halte ici. C´est comme une respiration. Je préfère me reposer un instant ici qu´à Theniet-el-Had qui me semble très encombrée. J´ai même la sensation d´y étouffer. Je la traverse rapidement d´ailleurs. Ici, je me sens comme chez moi, au bled: une source d´eau pure, le calme, tout ce qu´il faut pour se reposer du stress de la route. C´est la divine Providence qui a mis cette source dans ce coin perdu pour étancher la soif des animaux et des hommes. J´éprouve toujours le même plaisir à boire de l´eau naturelle. J´ai une sainte horreur de l´eau du robinet qui est passée par maints traitements chimiques. Quant à l´eau en bouteille, je m´en méfie carrément. Je pense que c´est encore une autre manière d´arnaquer le citoyen. Mettre de l´eau en bouteille, c´est comme mettre la fleur en pot ou l´oiseau en cage. Cela enlève tout le plaisir de boire. Je préfère l´eau vive, celle qui coule en cascade sur les pentes abruptes du ravin ou celle qui émerge d´une faille de la terre. C´est toujours le même émerveillement chaque fois renouvelé! Je peux passer des heures à contempler les petits grains de sable danser sous la pression de l´eau qui se taille un chemin parmi les cressons verts. C´est pour moi le miracle de la vie. Ah! la société de consommation a tout perverti! On n´éprouve plus le plaisir de s´arrêter pour regarder autour de soi, réfléchir sur ce qui a été et sur ce qui ne sera plus, donner un sens à sa vie. Toujours à courir pour résoudre les petits problèmes! Courir après l´argent, après les papiers! Faire les courses, penser aux enfants! Est-ce que tu penses, toi, à tes enfants? Ils sont grands maintenant! Ce sont des hommes et des femmes à présent, mais ils ont toujours besoin de nous. On ne peut s´empêcher de penser à eux, à ce que sera la vie pour eux quand on ne sera plus là. C´est curieux: chez les Européens, dès que l´enfant se sent pousser des ailes, il quitte le nid familial et s´en va vivre ailleurs. Chez nous, même avec une barbe blanche, ils sont toujours accrochés aux jupons de leur mère. C´est l´éducation de nos femmes qui en fait des êtres dépendants. Je pense que c´est contre nature! Quand quelqu´un, qui est en bonne santé est en âge de fonder un foyer, il doit prendre le large et faire comme la goutte d´eau qui pousse une autre goutte d´eau afin d´aller suivre le cours de l´oued. C´est la vie! Au fait, Si Boudjemaâ, tu connais la nouvelle tendance? Avant, les jeunes rêvaient tous d´aller s´installer en Europe ou au Canada, maintenant, c´est en Chine que beaucoup tentent l´aventure! Qui l´aurait dit? Qui l´aurait cru? C´est triste de les voir ainsi quitter leur pays. Moi, je dis toujours à mes enfants que celui qui n´a pas réussi ici, n´a pas beaucoup de chance de réussir là-bas. Tu sais ce qu´ils me répondent? Papa, tu es vieux!»