Tous les ingrédients d'un Rwanda bis se trouvent aujourd'hui réunis au Darfour. La tragédie du Rwanda de 1994 (plus de 900.000 morts) risque de se reproduire dans la province soudanaise du Darfour si la communauté internationale ne réagit pas et n'intervienne pas énergiquement avant que l'irréparable ne se produise. De fait, l'impuissance de l'ONU à faire appliquer sur le terrain ses décisions, concernant ce territoire, est - en grande partie - dû aux blocages au sein même de l'instance exécutive des Nations unies, le Conseil de sécurité, où nombre de pays privilégient leurs intérêts à la sauvegarde des populations d'une province engagée dans une meurtrière guerre civile. Commencé en février 2003, le conflit du Darfour met aux prises les rebelles du Mouvement pour l'égalité et la justice (JEM, proche des islamistes) et le Mouvement de libération nationale du Soudan (SLM) au gouvernement de Khartoum, appuyé par les milices djandjawids, ces dernières accusées des graves exactions et crimes de guerre commis contre les ethnies noires de cette province, l'une des plus pauvres du continent africain. La rébellion réclame, entre autres, un partage plus équitable des richesses du pays et notamment celles du Darfour lesquelles ne profitent pas aux autochtones. Selon les estimations d'organisations internationales, et notamment de l'ONU, la guerre civile au Darfour a déjà fait entre 180.000 et 300.000 morts tout en provoquant le déplacement et l'exil (dans le Tchad voisin) de 2,6 millions de personnes. Au moment où à Abuja, la capitale du Nigeria, les négociateurs de Khartoum et les représentants des deux mouvements, JEM et SLM, éprouvent de grandes difficultés à entrer dans le vif du sujet dans les négociations débutées le 15 septembre dernier, sur le terrain, les choses ont tendance à s'envenimer et la violence de reprendre de plus belle, marquée dimanche par la mort de deux soldats de la Mission de l'Union africaine au Soudan (Amis) tués par des rebelles alors que 38 autres étaient enlevés. Les 38 soldats de l'Amis ont été libérés lundi mais la situation n'en est pas moins grave dans la mesure où les états-majors des mouvements rebelles semblent de moins en moins avoir le contrôle de leurs troupes qui font régner la terreur dans les régions isolées du Darfour. Aussi, le fragile cessez-le-feu, conclu en avril 2004, est aujourd'hui menacé par la vague de violences qui ont repris ces dernières semaines remettant en cause ce qui a pu être fait ces derniers mois pour faire retrouver paix et sécurité au Darfour. La scission intervenue dans les rangs du Mouvement de libération du Soudan (SLM) a compliqué davantage la situation en immobilisant les négociations dans l'attente d'un modus vivendi entre les deux clans du SLM. C'est dans cette situation à tout le moins confuse que le haut responsable de l'ONU pour la prévention du génocide devait faire lundi, à la demande du secrétaire général de l'ONU, Kofi Annan, une déposition au Conseil de sécurité sur le Darfour. Or, le responsable onusien, Juan Mendez, n'a pu s'exprimer, ayant été empêché de prendre la parole par John Bolton, ambassadeur américain auprès de l'ONU et par plusieurs autres représentants de pays membres du Conseil de sécurité. Toutefois, l'opposition du diplomate américain et celle de ses collègues n'ont pas les mêmes fondements. En effet, paradoxalement - quoique ne partageant pas les mêmes motivations - les Etats-Unis - qui veulent sanctionner Khartoum - et d'autres pays comme la Chine et la Russie -opposés à ces sanctions - se sont retrouvés sur la même ligne en faisant obstacle à la prise de parole du représentant onusien. C'est là une première, mais qui illustre les errements de l'ONU et explique le dysfonctionnement d'une organisation aujourd'hui incapable de prendre des décisions en temps réel. Or, l'opposition d'un membre permanent -sur quelque sujet que ce soit- paralyse le Conseil de sécurité qui se retrouve à palabrer au moment où des femmes, des enfants et des vieillards, qui attendaient beaucoup de cette organisation, souffrent et meurent du fait de l'indécision de l'organisation internationale. Or, le tragique scénario du Rwanda -l'ONU n'ayant intervenu, ou pu intervenir, que lorsqu'il était déjà trop tard- est en train de se répéter au Darfour qui a besoin d'action et de décisions, alors que ceux qui ont le pouvoir continuent, dans leur confortable fauteuil du Conseil de sécurité, à couper les cheveux en quatre. Il faut dire que l'ambassadeur américain sait avoir raison lorsqu'il dit «nous devons évaluer si les sanctions actuellement en place sont efficaces ou s'il y a d'autres mesures que le Conseil devrait prendre, je parle de prendre des mesures, au lieu de discuter». Certes! Mais pour prendre des décisions (les résolutions contraignantes), il faut un consensus entre les quinze membres du Conseil de sécurité -sans opposition d'un membre permanent laquelle équivaut à un veto-, ce qui n'est pas toujours le cas, avec comme résultat d'ouvrir la voie à des drames qui pouvaient être largement prévenus et/ou évités. De fait, le Conseil de sécurité se contente de plus en plus de faire des déclarations -sans portée réelle- déplorant les violences, mais ne parvient pas à adopter des résolutions qui mettraient dirigeants et commanditaires de violences face à leurs responsabilités. C'est celui-là le drame de notre époque régie par le deux poids, deux mesures et par des mesures à deux vitesses. La tragédie qui se déroule au Darfour en témoigne largement.