L'auteure insère ce corpus dans un contexte culturel et historique dans lequel elle résume l'itinéraire de tamazight, évoque la littérature kabyle ancienne qui était essentiellement orale... Contrairement à ce que l'on pourrait penser de prime abord, ce livre de Laakri Cherifi, paru aux éditions l'Harmattan en 2020, ne constitue guère un recueil de portraits de chanteuses kabyles. En réalité, Laakri Cherifi se propose de faire découvrir au lecteur "une réflexion sur la poésie féminine kabyle à travers les siècles". Basée sur les chants des femmes relatifs à la vie villageoise, cette réflexion appréhende la place des femmes dans l'espace poétique kabyle ainsi que "le destin brisé des chanteuses kabyles dévoilé à travers leurs chants". Laakri Cherifi propose des exemples de poèmes et de chanteuses de chaque séquence historique et conclut que "le chant est l'apanage des femmes, car elles ont toujours été attentives aux évènements sociaux et réagissent à tout ce qui se passe dans leur vie, celle de leur famille ou dans celle de la communauté villageoise ou du pays". Mais, peut-on s'interroger, pourquoi parle-t-elle de "graines de la douleur" et de "destin brisé" de ces femmes ? "Les femmes ne sont guère, dans ces sociétés conservatrices kabyles, propriétaires de leurs pensées, encore moins de leur création artistique, car l'expression singulière d'une poétesse se confond d'emblée avec l'expression collective imposée par l'ordre établi". Pourtant, la Kabylie a connu des poétesses singulières. Oui, répond l'autrice, mais "leur renommée ne dépasse pas le cadre du village, ou de la tribu. Cela indique que ces femmes sont contraintes de respecter certaines lois telles que la religion, la morale, l'épopée. Elles quittent la sphère stricte de la féminité pour celle plus large de la religiosité". Les conclusions de Laakri Cherifi sont le résultat d'un travail académique structuré autour d'axes de recherche qu'elle synthétise en trois parties : naissance et évolution de la poésie kabyle, poésie féminine à travers les siècles et chansons de l'immigration. On y trouve des thématiques comme la résistance par la poésie, les chants de femmes dans la guerre, l'achewiq, "chant sacré de Kabylie ou la survivance des femmes berbères", les chansons kabyles de l'immigration. Laakri Cherifi insère ce corpus dans un contexte culturel et historique dans lequel elle résume l'itinéraire de tamazight, de sa variante kabyle, à travers le temps, évoque la littérature kabyle ancienne qui était essentiellement orale, intimement liée à la vie sociale : poésie, contes, chants, comptines, proverbes... "Parmi ces genres, la première place revenait à la poésie, anonyme ou œuvre de poètes connus, ou transmetteurs, comme les ‘Imeddahen'. Dans l'univers kabyle et du berbère en général, la conscience identitaire des années 1970 a constitué une motivation sociale pour la nouvelle génération d'écrivains : jaillissement de nouveaux poètes". Pour l'écrivaine, malgré la diversité des thématiques selon les circonstances et les époques, "la résistance, la réaction à l'invasion étrangère, est l'une des inspirations cruciales perpétuelles de la poésie berbère". Elle ajoute, à propos de la résistance, que "Hanoteau, Boulifa, Mammeri, Benbrahim...fournissent des corpus imposants qui permettent de suivre sur la longue durée les évolutions de la poésie kabyle face à la présence française". D'origine algérienne, vivant en région parisienne, Laakri Cherifi est docteur ès Lettres et cinéma, enseignante, scénariste, chroniqueuse, auteur de deux ouvrages cinématographiques, de plusieurs articles pluridisciplinaires (littérature, cinéma, études culturelles, historiques et anthropologiques) et d'un scénario de court métrage. Elle poursuit depuis quelques années des recherches sur le cinéma maghrébin, français et américain. En dépit de certaines observations de fond que l'on pourrait avancer (chose logique pour toute œuvre), ce livre de Laakri Cherifi vient enrichir la bibliographie relative à la recherche universitaire sur la littérature amazighe.
ALI BEDRICI "Les chanteuses kabyles, graines de la douleur", Laakri Cherifi, éditions L'Harmattan, 276 pages, juin 2020.