Les anciens qui avaient coutume de chanter ensemble pour se serrer les coudes, rappeler tout haut les idéaux nationaux, sont relayés aujourd'hui par des hommes et femmes d'écriture s'exprimant par alternance pour mieux se faire entendre, ou en unissant leurs voix. Convaincre, sensibiliser pour une prise de conscience, employer un langage mobilisateur, inciter l'autre à se rallier à une cause noble, tels sont quelques uns des objectifs recherchés par les partisans de la polyphonie. Celle-ci s'installe d'elle-même, quand elle s'impose comme une nécessité à l'exemple des processus, des groupes religieux patriotiques ou folkloriques, des chanteurs corses. Ainsi, bien des chants polyphoniques ont été des facteurs d'union dans des sociétés traditionnelles qui ont du mal à s'organiser pour le bien être de la collectivité ou le réconfort d'une famille frappée par un malheur. En cas de deuil, les gens manifestent leur présence aux côtés d'un malheureux pour lui apporter la preuve que tout le monde est là pour le soutenir. Les habitués des chansons funèbres ont appris au cours de leur vie, tout le répertoire des chants qu'ils exécutent à haute voix et en chœur, pendant une bonne partie de la nuit, ce qui atténue la douleur de la famille éprouvée. Dans les chants religieux, il n'y a pas de mixité, si bien que les femmes exécutent de leur côté et coupées des hommes, des chants indicateurs de volonté de partager la peine des autres, mais elles interviennent généralement le jour. Il leur arrive parfois de faire pleurer dans le rang des femmes qui les écoutent, le cœur serré et prêt à fendre. L'élément féminin, dans pareille circonstance, a les larmes faciles pour des raisons psychologiques liées à sa nature. Et la tradition a toujours voulu que ce soit les femmes qui se chargent de créer de la joie dans les évènements heureux, comme les mariages. Elles chantaient en chœur sans se lasser et quand elles ne dansaient pas, accompagnées d'un seul instrument : le tambour manié admirablement par des mains expertes. Aujourd'hui, les chants polyphones féminins d'antan ont cédé la place aux orchestres, chants, danses mixtes, dans une ambiance musicale émanant d'un ensemble d'instruments sophistiqués, c'est la loi de l'évolution des mentalités. Quand on parle de polyphonie, notre pensée va aussi aux esclaves d'origine africaine arrachés de force par milliers à chaque fois, à la terre de leurs ancêtres pour se retrouver dans les plantations de coton, de canne à sucre en Amérique conquise. Malgré l'interdiction qui leur avait été imposée, de se dire même quelques mots et la menace de châtiments corporels, ils chantaient par solidarité pour se soulager, mieux supporter la fatigue, espérer en des jours meilleurs. Et c'est à force de chanter durant des mois, des années en travaillant dur sous la surveillance du maître, qui attend toujours le meilleur rendement, que les esclaves ont fini par inventer des genres musicaux comme le blues et le jazz. Les chants inventés dans les champs, ont été improvisés puis améliorés pour prendre une forme poétique parfaite, sur fond de revendications légitimes. Revenons chez nous pour parler des chorales féminines dont les chants sont exécutés sur deux tons à l'occasion d'une cérémonie, d'un anniversaire. C'est un plaisir que d'entendre ces voix de jeunes filles attachées à des idéaux : l'amour du pays, l'attachement au travail comme source de progrès, l'union de tous pour le bien être de tous. La polyphonie en littérature Elle remonte même à l'antiquité, à la Grèce antique qui avait inventé le genre théâtral. Qui a cette particularité de réunir tous les arts majeurs comme la parole, la musique et la chanson en solo ou en groupe, la peinture. De plus, il offre un spectacle qui tout en étant une catharsis, a des vertus thérapeutiques reconnues, surtout dans les comédies qui font rire aux éclats, sinon sous cape. Il en et de même des tragédies conçues sur des thèmes sociopolitiques, historiques ou sentimentaux. On a bâti des tragédies sur des drames de famille, des crimes de jalousie, sinon des scènes de ménage dans des couples où les partenaires sont reconnus infidèles. Même si des scènes font rire, elles incitent cependant à une écoute attentive. On est dans le théâtre classique avec une division en actes et en scènes où les personnages interviennent individuellement ou en groupe sur le plateau, pour parler ou chanter. C'est le coryphée qui intervient en groupe à des moments précis d'une pièce théâtrale pour expliquer, susciter de l'intérêt ou de l'émotion, inviter à une écoute attentive. Chez Bertold Brechet, la polyphonie est déterminante puisqu'elle sert à avertir les spectateurs sur la nécessité d'écouter chaque intervention où un mot peut être d'une importance capitale par rapport à l'ensemble. Ceux qui ont assisté à la représentation de l'exception à la règle ont dû voir tous les personnages réunis sur la scène, unissant leurs voix pour dire ce qu'il y a d'important. Et à la fin, comme pour faire une synthèse, les mêmes personnage sont réunis pour chanter. Ce théâtre a inspiré Kateb dans son théâtre de Bel-Abbès, qui s'est déplacé plusieurs fois à Alger pour jouer dans un langage populaire marqué par des chants en groupe où l'auteur participant est actif. On les a entendus chanter à la salle des actes, avec Kateb en tête. Les chants polyphoniques du théâtre révolutionnaire rappellent les chants polyphoniques des écoles d'antan. Jadis, pour recréer l'ambiance de travailler, redynamiser les enfants, susciter de l'intérêt ou de la motivation au travail, on fait chanter des textes poétiques composés par des maîtres de la langue sur des thèmes valorisants pour un pays et pour un individu, comme le travail libérateur, l'union qui fait la force, l'amour de la terre ou de la nature, bref, tous les thèmes qui préparent le jeune garçon ou la jeune fille à devenir de bons citoyens et des parents modèles. Quel plaisir avons-nous éprouvé en les entendant ensemble, les élèves d'une même classe, élever toutes leurs voix et harmonieusement. La polyphonie a fait partie de la structure du roman, depuis les origines, mais elle l'est beaucoup plus dans le roman contemporain. Nous en avons le plus bel exemple dans «L'amant imaginaire» de Taos Amrouche, qui a composé plus de 400 pages où le «je» dominant sur chaque page ne désigne pas toujours la même personne. Et paradoxalement le «je» de la première personne, du début à la fin, fait partie d'un roman polyphonique. On imagine que l'auteur fait parler plusieurs acteurs qu'elle fait découvrir pour leurs singularités, leurs sentiments leurs relations hors du commun fondées sur des intérêts ou le désir.