Les secousses socio-économiques que connaissent nos sociétés modernes interpellent de plus en plus des penseurs ainsi que des acteurs sociaux ou politiques. La ligne rouge désignée comme seuil de pauvreté est largement franchie non seulement par une minorité d'exclus de la société, mais malheureusement par une franche grandissante de la population. La misère est choquante, néanmoins elle est devenue depuis des décennies un fonds de commerce labellisé humanitaire ou commerce équitable en direction du Sud. Aujourd'hui, la maladie du Sud est en train de gangréner les plus faibles des pays du Nord, et à l'humanitaire donc de prendre parole et place pour panser les plaies d'un système socio-économique aux abois. La pauvreté est un scandale, mais l'accepter comme un phénomène normal, inhérent à toutes les sociétés est encore plus scandaleux. L'humanitaire bon gré mal gré participe par ses actions de bienfaisances à consolider un système inégalitaire et violent vis-à-vis des populations démunies, spoliées et reléguées à la superficie des centres de décision. L'humanitaire n'est pas un humanisme, car il porte en lui les germes de la culture de l'inégalité sociale, de l'arrogance du dispensateur bienfaisant. L'humanitaire vrai, œuvre en acte et en parole à l'implication de toute personne humaine dans le partage, dans le donner et le recevoir, dans la rencontre fraternelle d'autrui en toute dignité. Cette attitude prend naissance d'abord dans le for intérieur de chacun de nous pour qu'elle puisse se traduire en faits concrets par la suite. Notre contribution va dans le sens de clarifier la position d'un point de vue musulman. Justement, il nous semble que la culture inégalitaire fait partie intégrante d'une certaine logique musulmane, depuis que le discours religieux a été mis au service du politique comme instrument idéologique, afin de justifier ou faire passer la pauvreté pour une fatalité. Lorsque nous interrogeons les textes scripturaires musulmans, Coran et Hadith, c'est plutôt l'idée de solidarité sociale qui submerge et non celle de l'assistanat social. Solidarité, dans le sens de mutualité des rapports entre les membres d'un même corps non la solidarité généreuse ou bienveillante, qui s'exerce de haut en bas, qui n'est rien d'autre que la charité ou l'aumône des nantis. Pour une morale désintéressée La morale n'est ni bonne ni mauvaise en soi, elle reflète la vision éthique d'une personne ou d'une collectivité dans un temps et dans un espace donnés. Si la morale nous dit qu'il est louable de donner, d'aider autrui, l'éthique quant à elle nous interpelle sur le sens du don. C'est la réflexion éthique qui nous aide à élucider le pourquoi, l'utilité, et le sens de l'action morale. En d'autres termes, si le fait de donner, d'aider autrui est un acte bien, rien n'est aussi sûr quant à la finalité de cette action. Alors que ce sont les finalités et les conséquences de l'acte qui déterminent sa valeur morale. « Les actions ne valent que par leurs intentions »[1]. L'intention, non seulement elle fonde et préside à l'agir, mais elle détermine en même temps sa valeur. Dans Ethique à Nicomaque, Aristote identifie le bien comme étant ce que tous les hommes recherchent, « Comme tout art et toute recherche, ainsi l'action et le choix préférentiel tendent vers quelque bien, à ce qu'il semble. Ainsi a-t-on déclaré avec raison que le Bien est ce à quoi toutes choses tendent » Aristote, Ethique à Nicomaque, Livre I, 1094 a 13. Mais comme plusieurs biens se profilent à l'horizon, Aristote parle alors de Souverain Bien, le Bien qui englobe tous les autres biens, et qui renvoie du côté de nos actions, à une fin qui ne serait recherchée que pour elle-même, qui est autosuffisante. Pour Aristote, « Le bonheur semble être au suprême degré une fin de ce genre, car nous le choisissons toujours pour lui-même et jamais en vue d'autre chose ... Par contre, le bonheur n'est jamais choisi en vue de ces biens, ni d'une manière générale en vue d'autre chose que lui-même» Aristote, Ethique à Nicomaque, Livre I, 1097 b 1-7 En bon philosophe pratique, Aristote va lier au concept du bonheurcelui de vertu, c'est l'agir qui s'approche du sens du devoir, mais s'en distingue par l'absence de commandement extérieur, puisque la vertu correspond à la nature de l'humain réalisé, digne de l'humanité. « Si nous posons que la fonction de l'homme consiste dans un certain genre de vie, c'est-à-dire dans une activité de l'âme et dans des actions accompagnées de raison ; si la fonction d'un homme vertueux est d'accomplir cette tâche, et de l'accomplir bien et avec succès, chaque chose au surplus étant bien accomplie quand elle l'est selon l'excellence qui lui est propre ; dans ces conditions, c'est donc que le bien de l'homme consiste dans une activité de l'âme en accord avec la vertu, également en cas de pluralité de vertus, en accord avec la plus excellente et la plus parfaite d'entre elles ». Aristote, Ethique à Nicomaque, 1098 a 12- 1098 a 18. Le bonheur donc serait la réalisation de soi, non pas au sens purement individuel, en vue de satisfaire nos désirs ou nos penchants propres, mais dans le sens où l'action accomplie est conforme à un idéal humain. Chez Aristote nous rencontrons plusieurs concepts développés chez les philosophes et les juristes musulmans aussi bien dans le domaine de la morale pratique que celui de la philosophie morale en tant qu'Ethique : le bonheur al-sa'âda, la vertual-fadîla, l'excellence al-ihsân. Le bonheur n'est possible que s'il est réalisé individuellement, au profit de tous les membres de la société, grâce au règne de la vertu naturelle et l'excellence dans les actions qui prédominent. Le bonheur donc, ne serait pas possible dans une société où dominent la réalisation d'instinct primaire des uns au détriment de l'ensemble, une société où l'action morale, positive en apparence n'est en aucun cas une vertu, plutôt une pure satisfaction égotique, pire une stratégie machiavélique. La morale charitable en question « C'est par désir de posséder qu'on se montre bienfaisant et secourable ». Nietzsche démasque sous la charité les instincts de faiblesse et de décadence. Ce qui se cache sous le prétendu amour du prochain n'est jamais pour Nietzsche que la crainte du prochain (stratégie) et l'amour de soi-même (besoin égotique). Nietzsche ne croit pas à l'idée de désintéressement, l'acte soi-disant charitable procure un sentiment de supériorité devant l'autre qui se trouve en situation de faiblesse.« Pourquoi exalte-t-on l'amour aux dépens de la justice et dit-on de lui les plus belles choses, comme s'il était d'une essence supérieure à elle ? N'est-il pas évidemment plus bête qu'elle?...»Amour et Justice, Nietzsche. C'est plutôt de justice qu'il s'agit, c'est par manque de justice qu'on met en avant le soi-disant amour du prochain. Ces quelques extraits suffisent à eux seuls d'exprimer la position nietzschéenne face à la question de l'altruisme qui s'exprime en tant que charité envers les pauvres. Donner c'est satisfaire nos désirs de donneurs en vue de maintenir les besogneux dans leur position d'inférieurs. Le don salit l'âme du donneur qui pèche par orgueil et blesse la fierté du receveur. « En vérité, je ne les aime pas, les miséricordieux qui cherchent la béatitude dans leur pitié : ils sont trop dépourvus de pudeur. S'il faut que je sois miséricordieux, je ne veux au moins pas que l'on dise que je le suis ; et quand je le suis que ce soit à distance seulement » Ce n'est donc pas l'acte solidaire que dénonce Nietzsche, il n'exclut pas l'alternative de porter de l'aide à autrui, à condition que son acte soit indirect et anonyme pour éviter à son âme de se salir en tant que donneur, et par la même, éviter de blesser la fierté du receveur, lui épargner un surplus de souffrance. « C'est pourquoi je me lave les mains quand elles ont aidé celui qui souffre. C'est pourquoi je m'essuie aussi l'âme » « Car j'ai honte, à cause de sa honte, de ce que j'ai vu souffrir celui qui souffre ; et lorsque je lui suis venu en aide, j'ai blessé durement sa fierté » Nietzsche est à mon sens l'un des philosophes les plus épris d'une réelle liberté humaine, débarrassée des illusions et des guêpiers de toutes sortes. Il y a une constance chez lui, celle d'aller au plus profond des situations obscures afin d'extirper l'humain vers la clarté du jour. Nous retrouvons également ce souci d'élévation de la personne humaine à la dignité en toute circonstance, dans la doctrine coranique. « N'acceptez qu'avec réserve ! Distinguez en prenant ! » C'est ce que je conseille à ceux qui n'ont rien à donner ». « Mais on devrait entièrement supprimer les mendiants ! En vérité, on se fâche de leur donner et l'on se fâche de ne pas leur donner » Des Miséricordieux, Ainsi parlait Zarathoustra. C'est ce que nous allons essayer de démontrer, références coraniques et hadiths à l'appui, afin de démystifier un sujet fort malmené par des discours copier-coller, ou pour des raisons idéologiques non affichées.