Pour Ibn Khaldoun, le cycle des empires, l'«assabiya» en langue arabe, possède une intensité inversement proportionnelle à la civilisation. Elle culmine lorsque «le lien social» se situe à son niveau tribal et elle est minimale lorsque ce dernier déploie de vastes Empires. Cette remarque contient certainement une grande part de vérité que l'anthropologie moderne a su exprimer en analysant de manière précise les rapports à la violence au sein des tribus, en catégorisant l'art de tuer en fonction qu'il se pratique avec des arcs et des flèches ou issu du feu et de la fusion des minéraux, pour créer le fer et plus tard les balles au bout desquels se trouvent les Etats modernes. Ce cycle intemporel décrit par cet immense penseur sera bouleversé par l'action novatrice d'une force émergente irrépressible qui ne cessera de poser à l'Occident une question musulmane, encore insoluble à ce jour. Au moment où les tribus d'Arabie se démarquent de l'histoire humaine grâce à la révélation du Prophète Mohammed (QSSL), les musulmans à peine sortis des limbes exacerbés par les conditions de la nature désertique du Hijaz, sont confrontés immédiatement à un double défi d'une ampleur sans précédent. Pour porter le message divin aux confins du monde connu, ils doivent se défaire de deux empires aux dimensions gigantesques. A l'Est l'Empire perse, dominé par les Sassanides, fervents zoroastriens, adeptes d'un monothéisme d'avant l'heure des révélations et à l'Ouest l'Empire byzantin déjà amplement travaillé par le christianisme. Et il frappe immédiatement l'esprit que le miracle premier de l'épopée musulmane ne tient pas tant à ses faits glorieux portés par l'élégance d'une race équine ayant bouleversé les règles de la mobilité et de la logistique de l'art militaire d'alors qu'à la capacité des «Arabes premiers» - articulés autour d'une organisation tribale portée à l'élévation universelle grâce à une tradition polygamique préislamique très ancienne - de contracter des alliances matrimoniales démultipliées, véritables moteurs dans les premiers temps d'un développement harmonieux, évitant la consanguinité avant de la transformer par les vertus de la foi en l'intégration permanente et cosmopolite d'une «nouvelle ethnie en formation», les musulmans. De cette culture polygamique caractéristique des Arabes des temps oubliés, érigée en loi par l'Islam en contrepartie de droits au profit des femmes, contre les coutumes locales des peuples arabes puis de ceux des convertis, est née une grande flexibilité de gouvernance des peuples et territoires nouvellement gagnés, uniquement contraints de se soumettre à des règles juridiques simples (aussi limpides que la profession de la foi musulmane de la reconnaissance de l'unicité de Dieu et de son messager) mais sécessionnistes de l'ordre de transmission en usage, en particulier en matière d'héritage qui, littéralement, révolutionne l'ordre patrimonial de l'époque, en favorisant l'émergence d'une reconnaissance juridique intemporelle de l'élément féminin. En ce sens la propagation de l'Islam est perçue par les femmes d'alors, dont il est difficile de décrire les sentiments vis-à-vis de cette nouvelle religion puisque l'histoire est écrite par les hommes, comme un immense progrès de leur statut. Cela est magnifiquement symbolisé par une Kahina combattante déterminée, au nom de notre ethnie berbère des temps reculés, pour finalement ordonner à ses fils de se rallier à la foi nouvelle non pas tant en reconnaissance d'une défaite militaire mais bien plus en raison des promesses faites d'un ordre social plus égalitaire entre hommes et femmes que les Arabes se faisaient un devoir de porter en véritable fer de lance de la propagation islamique jusqu'au cœur nucléaire de la famille. Polygamie et reconnaissance de l'héritage pour la mère et la fille lors du décès du père, deux aspects d'une même mécanique dialectique, sont intimement liées à l'expansion de l'Islam et expliquent en partie, aux côtés d'autres facteurs dûs aux maturation des sociétés humaines allant vers l'unification et la centralisation des phénomènes institutionnels, l'acceptation fulgurante de cette foi monothéiste aussi bien par les Perses que les Byzantins, puis par les Berbères et fondent jusqu'au XIXème siècle, en particulier en Afrique noire, les ressorts cachés de la propagation de la foi islamique, ayant pris de vitesse les évolutions plus lentes du droit romain en la matière, longtemps marqué par la liberté arbitraire de disposer du droit testamentaire. Une course fondée sur des rapports au droit qui diffèrent Face à cette dynamique attractive, l'Islam bouleverse les évolutions profondes y compris les mécanismes de transmission intergénérationnels politiques des royaumes musulmans (le cas ottoman est particulièrement emblématique de l'intrusion, des femmes du Harem, en politique) mais aussi, ceux bien plus puissants, des «sociétés civiles» en s'emparant de manière stratégique de la question des droits de succession réaménagés au profit des femmes, à la croisée du droits de la famille et du droit extrêmement sensible des biens. Nous ne pouvons résister à la suite de Tocqueville de «nous étonner que les publicistes anciens et modernes n'aient pas attribué aux lois sur les successions une plus grande influence dans la marche des affaires humaines. Ces lois (…) devraient être placées en tête de toutes les institutions politiques car elles influent incroyablement sur l'état social des peuples, dont les lois politiques ne sont que l'expression. Elles ont de plus une manière sûre et uniforme d'opérer sur la société ; elles saisissent en quelque sorte les générations avant leur naissance. Par elles, l'homme est armé d'un pouvoir presque divin sur l'avenir de ses semblables. Le Législateur règle une fois la succession des citoyens et il se repose pendant des siècles : le mouvement donné à son œuvre, il peut en retirer la main ; la machine agit par ses propres forces et se dirige comme d'elle-même vers un but indiqué d'avance». Les Nations chrétiennes regroupées à leur apogée autour de Charles Quint, commencent à opposer à la proposition musulmane lumineuse d'un droit successoral - basé expressément sur des règles écrites définies «à l'avance», une fois pour toute, un droit naturel avant l'heure, affirmé avec force par la profession de foi musulmane en une sorte de «légitime systématique» au profit des femmes comme aiment à la désigner les juristes férus de droit romain - un compromis, entre les us et coutumes des régions soumises à la foi chrétienne (le droit positif) et les principes théoriques liés à la nature de l'homme (le droit naturel). Cette réflexion, de la chrétienté plus que du christianisme, commence sans surprise au contact du monde islamique, dès la fin des croisades, marquée par la bataille de Lepante qui vit en 1571 la défaite ottomane indiquer le déclin progressif du monde musulman, pour se terminer par la formalisation du Code Civil Napoléonien en 1804, mettant en ordre un dispositif juridique influencé essentiellement par le droit naturel dans un compromis avec les régions chrétiennes de droit positif, des us et coutumes réfractaires aux intégrations juridiques unificatrices et normatives (essentiellement au Nord de la France et de manière générale au Nord de l'Europe des civilisations celtiques), pour s'apprêter à faire de même, la dimension de la négociation juridique en moins, au service des colonies dans un objectif de domination et d'exploitation des peuples d'Afrique, dont une bonne partie s'était déjà convertie à l'Islam. Humanités plurielles au service de l'universalité univoque Dans ce cadre général «du dialogue juridique des civilisations», entre les juristes occidentaux abreuvés du Code Romain en la matière et les plus fins juristes musulmans cherchant leurs inspirations dans une riche tradition du «fiqh» aux nuances aussi multiples que les «madhahab», il nous faut remettre en mémoire cet effort exceptionnel en son temps de l'Emir Abdelkader qui ne se contente pas d'affronter par les armes le colonialisme mais qui entend lui apporter la contradiction au plan de la philosophie et du droit, étalons premiers des civilisations avancées. Avec sa «Charte pour la protection des victimes et des droits de prisonniers de guerre» (Mîthâq hifz dahâyâ al-harb wa hifz huqûq al-usârâ), l'Emir Abdelkader fonde véritablement en même temps que les prémices théoriques du droit humanitaire international, au nom de l'Islam et de ses valeurs, une conception des devoirs auxquels tout Etat doit s'astreindre vis-à-vis de ses administrés, au premier rang desquels les prisonniers dont il a la responsabilité allant jusqu'à décréter l'obligation de les libérer si la puissance publique n'a pas les moyens matériels de subvenir à leurs besoins essentiels et ce, quels que soient les crimes pour lesquels ils ont été condamnés. En faisant de la guerre un acte de civilisation, l'Emir Abdelkader contribue à fonder la modernité folle de l'Etat algérien, exception dans le Monde arabe et lorsque le «Hirak» défile pacifiquement dans toutes les artères du pays et que les forces armées déclarent publiquement ne vouloir endosser la responsabilité d'aucune goutte de sang du fait de cette protestation, mouvement social et Institutions sécuritaires reconduisent dans un contexte certes différent mais dans une filiation touchante, le même geste inouï de l'Emir Abdelkader à Damas en 1860, défendant sans tirer une seule cartouche avec 800 de ses compatriotes, une douzaine de milliers de chrétiens et des dizaines de diplomates au nom même de la continuité de son action pour la liberté de son Peuple. Cette capacité de mise en pratique d'une pensée juridique naturelle du monde, spécifique au phénomène islamique et à sa compréhension de l'Humanité, opposable à tout croyant, quelle que soit son obédience religieuse et quel que soit son rang social, sans qu'aucune exception ne soit tolérée au risque du blasphème, est au fond ce qui paradoxalement la désigne comme une concurrente déterminée et de premier ordre dans son rapport à l'ordonnancement juridique de la société, de l'Occident impérial. Ce dernier peut partager les fondements égalitaires théoriques, au nom de grands principes philosophiques universels, mais qu'il se trouve dans l'incapacité d'appliquer de manière juste pour les peuples qu'il domine comme pour les classes les plus pauvres de ses propres populations en raison de la nature inégale de ses développements économiques intrinsèquement liés à l'exploitation des peuples et des ressources multiples d'un monde que la conscience écologique planétaire émergente désigne de plus en plus fortement comme un lieu de partage des grands équilibres naturels plus que de territoires de soumission. Le colonialisme a prétendu propager, plus que le christianisme et ses missionnaires, une individuation croissante de la société jusqu'à faire de l'homme, de la femme voire des enfants en «âge de travailler», non plus des membres d'une même fratrie mais un agrégat d'entités élémentaires, agents économiques au service du capital et de la fragmentation inexorable qui accompagne ses logiques de profit basés sur des rapports sociaux inégalitaires. Et pourtant malgré le rouleau compresseur du mondialisme bouleversant tout sur son passage, y compris les anciennes structures essentiellement tribales partout en Afrique, les musulmans se révèlent réfractaires à une dissolution dans le nouvel ordre mondial que nous vivons aujourd'hui. En réalité, la question musulmane portée par ses énergies démographiques est à la recherche d'une nouvelle formulation de sa pensée juridique, initiée fortement par l'Emir Abdelkader, reprise en écho par le mouvement réformiste du XIXème siècle, dont les manipulations confessionnelles par l'impérialisme auxquelles nous assistons dans le monde arabe ne déboucheront en réalité que sur l'expression d'une remise à niveau au long cours qui lui permettra, tôt ou tard, dans un effort collectif inconscient, d'articuler les modalités de son émancipation humaine dans le cadre d'une philosophie juridique du droit naturel, à forte teneur égalitaire, dans la droite ligne de la pensée et la pratique politique révolutionnaire des premiers sahabas. La véritable rénovation de la justice dans notre pays, en même temps que la construction en cours de son indépendance des politiques et des puissances de l'argent ne commencerait-elle pas par une révision éclairée par l'anthropologie historique, du Code de la Famille ?