« Quand j'entends le mot culture, je sors mon revolver ! », aimaient répéter certains dignitaires nazis, en référence à une réplique tirée d'une pièce de théâtre jouée le 20 avril 1933, à l'occasion de l'anniversaire d'Adolf Hitler, fraîchement hissé démocratiquement au pouvoir trois mois plus tôt. Achetée par un amateur d'art français, la banane a été aussitôt décrochée du mur par un visiteur pour s'offrir le plaisir de la dévorer, non pas des yeux mais à belles dents (n'est-ce pas sa fonction naturelle que de nourrir le ventre et non pas l'imagination débridée des artistes repus décadents en quête de sensations monnayables). Le visiteur dévoreur de culture bananière, artiste de son état, a invoqué, pour justifier son geste gourmand de gloutonnerie, un contre-argument esthétique : il a indiqué qu'il s'agissait d'une « performance artistique ». N'empêche : le repas frugal a coûté la bagatelle somme de 120.000 dollars. Pour rassurer les amateurs d'art éplorés devant cette dégradation de l'œuvre d'art, la galerie Emmanuel Perrotin, qui a vendu Comedian, a précisé qu'il n'y aucun préjudice à déplorer, étant entendu que le visiteur affamé « n'a pas détruit l'œuvre. La banane, c'est l'idée », a déclaré philosophiquement le directeur des relations avec les musées, Lucien Terras. Qui a dit que l'art s'est transformé en déjection, à l'instar de cette œuvre bananière métamorphosée en matière fécale par la grâce de la gourmandise espiègle du visiteur affamé. Nous connaissions la République bananière, nous découvrons l'Esthétique bananière (où règne qu'une forme vénale de création et la corruption artistique). Selon les spécialistes, la fameuse banane dévorée n'a aucune valeur intrinsèque ; c'est le certificat d'authenticité, paraphé par le gigantissime artiste italien, qui vaut son pesant d'or. Quoi qu'il en soit, l'œuvre en question a été reproduite en cinq exemplaires, déjà vendus à des collectionneurs adeptes de bananes mûres financièrement turgescentes. Chaque banane pesant 200 grammes, au total la série des 5 bananes (achetées probablement à l'épicier du coin de la rue à 1 dollar le kilo) rapporteront à leur écornifleur artiste la banale somme de 600.000 dollars. De tous temps, tant que les artistes réalisaient des œuvres visant à reproduire et à représenter le réel de manière identifiable par tous, c'était par l'œuvre qu'était jugé l'artiste. Aujourd'hui, depuis l'efflorescence de la décadence de l'art, sous couvert de modernisation de l'art cristallisé par les multiples écoles ésotériques picturales comme l'impressionnisme, le symbolisme, l'abstrait, c'est par l'artiste qu'est jaugé et jugé l'œuvre. Durant des milliers d'années, les peintres, quelle que soit leur « école », œuvraient à rendre le plus reconnaissable et le mieux peint possible l'univers de la réalité. L'œuvre d'art était une image du réel ou du vraisemblable reconnaissable par tous, une représentation du monde transfigurée par l'œil et la main experte de l'artiste. Les sujets étaient inspirés du monde réel, perceptible et identifiable par tout le monde : scènes de la vie courante, portraits, paysages, natures mortes. Puis, à la faveur de la naissance de la photographie et de l'amorce de la décadence du capitalisme, les artistes seront happés par le crétinisme esthétique, sombreront dans la médiocrité artistique. À l'évidence, désarçonnés par la concurrence des photographes aux techniques de reproduction du réel extraordinaires, beaucoup de peintres, atteints dans leur image narcissique, se sont résignés à devenir l'ombre d'eux-mêmes. Lâchant la proie artistique pour l'ombre fallacieuse picturale absconse, ils ont fini par sombrer dans le nombrilisme esthétique. Avec leurs ésotériques œuvres pathologiquement narcissiques, ils ont érigé le culte du dérisoire, de l'absurde, du canular, de l'ignoble, de l'abject, de la provocation, en nouvelle religion de l'art. Sans verser dans l'administration beat de l'art «académique» avec ses canons esthétiques aujourd'hui évidemment désuets, il convient de renouer avec l'esprit créatif inspiré directement de la réalité, de la collectivité humaine en lutte pour sa survie imposée par un système économique mortifère. Pour cela, l'artiste moderne doit inscrire son œuvre dans ce combat porté par l'humble humanité opprimée, dans une perspective révolutionnaire à la fois ludique et politique, esthétique et émancipatrice, distrayante et libératrice, pour redonner ses lettres de noblesse à l'Art. « L'art ! L'art !... L'art humain aura beau faire, il ne sera jamais qu'artificiel. Il ne vaudra jamais la vie. », a écrit avec lucidité Nietzsche. L'art n'est pas voué à la médiocrité esthétique. Grâce à un sursaut révolutionnaire, il peut de nouveau renouer avec la réflexion critique de l'ordre existant, la société marchande. Redonner ses lettres de noblesse à la créativité en lui restituant son esprit subversif, son imaginaire soucieux d'exploration de nouvelles possibilités d'existence sociale plus humaine. Il faut replacer l'art au cœur de la vie pour redonner du cœur à l'art, rendu insensible au drame humain par le capitalisme décadent. À l'image de la société de consommation friande de l'obsolescence programmée, l'art moderne favorise l'instantanéité, le transitoire, le consomptible. C'est l'art kleenex : jetable. C'est l'ère de la standardisation-massification de l'art. L'art ne s'inscrit plus dans une perspective historique, ni sociologique. L'art contemporain ne correspond pas aux attentes du public en quête de réponses artistiques à ses questionnements existentiels. Car l'art, quoiqu'il ne remplace pas le militantisme révolutionnaire, peut contribuer au débat politique par le truchement de ses œuvres engagées. Il peut aider à changer le monde pour changer la vie. Comme l'a écrit Walter Benjamin, l'art doit collaborer « à la création d'un monde où l'action serait enfin la sœur du rêve ». Assurément, l'art n'a jamais suscité le moindre soulèvement populaire. A contrario, les périodes d'effervescence contestataire sociale ont souvent favorisé l'émergence d'une créativité artistique exceptionnellement prodigieuse et prolifique. L'art se fait révolutionnaire et la révolution devient un art. La révolution se poétise, l'art se politise. L'imagination s'empare du pouvoir de l'action, l'action s'affine à l'aide de l'imagination. L'art œuvre pour l'émancipation, l'émancipation devient une œuvre d'art. La créativité se met au service du combat contre toutes les aliénations. L'art devient une arme d'émancipation car il ne se borne pas à interpréter le monde mais œuvre à transformer le monde. L'art s'articule aux luttes sociales dans une perspective émancipatrice. Aussi, l'art doit-il s'inscrire dans une rupture d'avec le monde aliénant dominant pour privilégier une créativité en opposition totale avec les normes et les contraintes sociales mercantiles diffusées et imposées par l'Etat et le Capital. (Suite et fin…)