« Quand j'entends le mot culture, je sors mon revolver ! », aimaient répéter certains dignitaires nazis, en référence à une réplique tirée d'une pièce de théâtre jouée le 20 avril 1933, à l'occasion de l'anniversaire d'Adolf Hitler, fraîchement hissé démocratiquement au pouvoir trois mois plus tôt. Le millénaire esprit du «Beau artistique» sera remplacé par d'affreuses tendances picturales caractérisées par la laideur et la vulgarité. Nombre d'artistes désœuvrés se mettent à produire un art d'où le sentiment du beau est exclu. Cet art, où tous les dévergondages sont favorisés, sera qualifié, selon les tendances et sous des étiquettes trompeuses, de façon fallacieuse, « d'art contemporain », « d'art indépendant », « d'art vivant », « d'art nouveau », « d'art jeune ». Ce nouvel art sera imprégné d'un mercantilisme éhonté, d'un snobisme culturel. En tout cas, il se caractérise par une politique de corruption du goût. Manet fut parmi les pionniers à s'être adonné à une peinture rompant avec le réalisme. Avec Monet se dessine progressivement le courant impressionniste. La peinture impressionniste privilégie la spontanéité, l'improvisation, l'approximation. Elle valorise l'impression visuelle aux dépens de la précision de l'image. C'est la technique de la prédominance de la couleur sur le dessin, de la sensation colorée sur l'exactitude visuelle, de la gaucherie puérile sur la maîtrise réfléchie.Sous couvert de la liberté de création ou de l'esprit de révolte, de nombreux peintres, déphasés et déclassés, se mirent à répudier les règles de la peinture « réaliste ». Au vrai, c'est pour se protéger de la redoutable concurrence des photographes, nouveaux artistes de la reproduction de l'image d'une précision plus authentique que le modèle, que de nombreux peintres se fourvoyèrent dans le registre pictural hermétique et mystique, loin du champ de la représentation du monde identifiable et reconnaissable par tout le monde. L'impressionnisme et le symbolisme illustrent cette dérive picturale. Avec le cubisme, l'abandon de la représentation du réel atteint son paroxysme : la rupture avec l'imitation des formes des êtres, des lieux et des choses est consommée. Cette fuite en avant dans la démolition de la peinture « conventionnelle » fut certes déclenchée par l'invention de la photographie, mais, au fil du temps, cette descente vers l'abîme se nourrit de sa propre dégénérescence, accentuée par la décadence de la société bourgeoise, dévorée par le nihilisme, la perte de ses prétentions civilisatrices et de ses croyances progressistes. Cette dégénérescence s'accentuera tout au long du XXe siècle. C'est l'ère de l'artiste sans art, incarné au début du XXe siècle par Marcel Duchamp, inventeur du ready-made (Objet ou ensemble d'objets manufacturés sans aucune élaboration, élevé au rang d'objet d'art par le seul choix d'un artiste), érigé en égérie de la modernité culturelle avec sa célèbre cuvette d'urinoir en faïence blanche. Cet urinoir symbolise la déliquescence de l'art, cet art millénaire désormais réduit à une déjection fécale achetée à prix d'or par l'argent sale de la bourgeoisie décadente aux goûts façonnés par sa société excrémentielle. Depuis lors, toutes les règles et conventions picturales ont été jetées dans cet infecte « artistique urinoir » puant la décrépitude culturelle. Avec Marcel Duchamp (et, à sa suite, la majorité des artistiques), l'art a perdu ses règles. Toutes les conventions artistiques seront disloquées. N'importe quel objet, même une déjection canine, refaçonnée par un illuminé artiste, peut se prévaloir du statut d'œuvre d'art. Tous les canons artistiques fondées sur une représentation du monde visible reconnaissable par tout le monde et sur des critères précis communément partagés par l'ensemble de la communauté humaine, seront pulvérisés. Pour laisser place à un narcissisme débridé où l'hermétisme le dispute à l'absurde, le délire au puéril, le scatologique au pornographique.Pour justifier leur fourvoiement dans l'anti-art, les peintres, autoproclamés d'avant-garde, invoqueront l'argument du refus de peindre ce qui peut être désormais photographié. Dès lors, pour cette coterie, le véritable artiste est celui qui peindrait au-delà du perceptible, du connaissable, du reconnaissable. À l'exemple de Picabia qui, pour se conformer à ces délirantes divagations artistiques, décide de peindre ce qui ne peut être photographié, à savoir les idées. C'est une régression dans le néoplatonisme. Vers le chamanisme. Cette échappée vertigineuse dans le ciel éthéré des idées, accessibles prétendument qu'aux génies dotés de la prodigieuse capacité artistique de reproduction à coup de pinceau, est la dernière lubie de ces peintres illuminés du XXe siècle marqué par une prolifération d'idéologies aussi nihilistes que totalitaires. Il n'est pas inutile de rappeler que ces fantasmagoriques délires artistiques fleurissent à la veille (en pleine, après) de la Première Guerre mondiale, époque de l'entrée du capitalisme dans sa phase de déliquescence, illustrée désormais par le triptyque : Crise-Guerre-Reconstruction, autrement dit Paupérisation généralisée, Massacres massifs, Réfection du capital. Pour les illuminés de l'art, la vérité du monde se niche dans les idées Cette prétention de peindre au-delà de la représentation du réel s'apparente à une conception religieuse. Elle réintroduit, par voie culturelle, la vision mystique archaïque selon laquelle l'artiste d'avant-garde, à l'instar des prophètes, serait un être exceptionnel, surhumain, capable de communiquer avec l'authentique réalité accessible uniquement à la pensée et à l'intuition, dissimulée au commun des mortels. Les galeries d'art pullulent de ces œuvres hermétiques, ésotériques, insondables à nos petits esprits prolétaires incultes, dépourvus de culture artistique pour apprécier à leur juste valeur vénale les productions picturales contemporaines incontestablement banales. Seuls les initiés, comme par hasard issus de la même classe parasitaire bourgeoise, sont susceptibles de discerner le message prodigieusement mystérieux des œuvres d'art contemporaines. On est en plein mysticisme. On navigue dans l'occultisme. Ainsi pour s'offrir à bon compte un simulacre de légitimité, l'art contemporain s'appuie-t-il sur une forme de mysticisme modernisé. L'art décadent contemporain réactualise les conceptions éculées archaïques millénaires, issues du platonisme, de la gnose, du romantisme germanique. Toutes ces mythologies affirment que l'univers visible n'est qu'une apparence. Cette apparence dissimule l'authentique réalité imperceptible à l'œil vulgaire humain, mais accessible uniquement à l'intelligence supérieure des grands esprits, à l'intuition affinée des génies. En un mot : aux prophètes et aux gourous propagateurs de sectes, de religions. Les romantiques du XIXe siècle n'affirmaient-ils pas que l'artiste est l'Elu de Dieu ; l'artiste voit l'invisible. Pour les illuminés de l'art, la vérité du monde se niche dans les idées enfouies derrières la banalité des apparences. Aussi, la mission du peintre contemporain est-elle de fournir une représentation de ces idées, accessibles uniquement à son génie. On est loin des anciens peintres préoccupés par le souci de la représentation du réel dans toutes ses dimensions reconnaissables et connaissables. On est passé de l'enchantement du monde représenté fidèlement au désenchantement du monde enténébré délibérément. (A suivre…)