«Quand l'injustice surplombe la justice, il y a forcément une malveillance caractérisée de la part de l'esprit humain»1. En pleine guerre d'Algérie, Albert Camus, prix Nobel de littérature, lança cette phrase devenue célèbre : « Entre la justice et ma mère, je choisirai ma mère ». Il évoquait alors un choix intime, presque charnel, dans un monde où la loi se heurtait à l'amour viscéral. Aujourd'hui, l'équation s'est renversée : ce ne sont plus des individus qui se déchirent entre la tendresse et la justice, mais des Etats entiers qui jettent la justice au bûcher, l'offrant aux flammes froides des intérêts stratégiques. Pendant ce temps, à Gaza, la mort marche comme une ombre familière dans les ruelles criblées de gravats, et la famine souffle comme un vent de sable qui ronge les visages et efface jusqu'à la mémoire des crimes. Les rues sont des cicatrices ouvertes, les enfants des silhouettes de papier aux yeux trop grands pour leur âge, et l'horizon un drap gris où l'espérance agonise. Sous nos yeux, un scénario digne d'un film noir s'écrit en lettres de cendre : les juges deviennent des proies. Karim Khan, procureur de la Cour pénale internationale (CPI), est pris en chasse, calomnié, menacé, pour avoir osé briser l'un des derniers tabous diplomatiques : signer des mandats d'arrêt contre les génocidaires Benjamin Netanyahou, Yoav Gallant et d'autres dirigeants israéliens accusés de crimes de guerre et de crimes contre l'humanité. Pour la première fois, l'impunité israélienne se voit contestée sur la scène judiciaire mondiale. Et pour ce crime-là — celui de croire encore à la justice —, il faut que le procureur soit réduit au silence. Les révélations de Middle East Eye ont glacé le sang : le Mossad mène des opérations d'espionnage et de pression contre lui, jusque dans le cœur de l'Europe, comme si les lois nationales n'étaient que des décors de théâtre. Les services néerlandais, gardiens de La Haye, ont classé Israël parmi les « menaces étrangères » et averti Khan que sa vie est en danger. La ville, symbole de la justice mondiale, est devenue un terrain de chasse où rôde l'ombre de ceux qui veulent enterrer la loi. À ces menaces s'ajoute un déluge de pressions politiques. David Cameron aurait évoqué « une bombe H sur la Cour », Lindsey Graham assimilant les mandats d'arrêt à « un tir contre les otages ». Derrière le rideau, on fabrique des scandales sexuels, on tord des communiqués pour blanchir l'accusé, on infiltre les rouages de la justice internationale comme on empoisonne un puits pour que plus personne ne puisse s'y abreuver. Ce n'est plus du lobbying : c'est un siège, un bombardement invisible contre l'idée que la loi peut un jour rattraper les plus puissants. Pourtant, une voix résiste encore au vacarme des menaces : Francesca Albanese, rapporteuse spéciale de l'ONU pour les territoires palestiniens. Sanctionnée par les Etats-Unis pour avoir défendu la CPI et dénoncé l'occupation illégale, elle poursuit sa mission. À Bogotá, devant trente pays — de la Chine à l'Espagne, du Qatar à l'Algérie —, elle rappelle : « Pendant trop longtemps, le droit international a été appliqué aux faibles et ignoré pour les puissants. » Les mots claquent comme une sentence prononcée au nom du monde entier. Et de conclure : « Cette époque doit prendre fin. » En juillet 2024, la Cour internationale de justice a parlé sans détour : l'occupation israélienne est illégale et doit cesser « aussi rapidement que possible ». Les Etats doivent s'abstenir de toute aide à son maintien. La conférence de Bogotá veut transformer l'indignation en action : embargos sur les armes, blocage des navires militaires, sanctions économiques ciblées. Albanese prévient : « Ces attaques ne visent pas seulement ma personne. Elles sont un avertissement à tous ceux qui osent défendre la justice internationale... Nous ne pouvons pas nous permettre d'être réduits au silence. » Mais le silence avance comme une marée noire, s'infiltrant dans les interstices de la conscience mondiale. Et le silence n'est jamais neutre : il est complice. Laisser Israël et ses alliés intimider un procureur à La Haye et frapper une rapporteuse de l'ONU, c'est accepter que la loi du plus fort redevienne l'unique règle. C'est laisser la famine redevenir une arme de siège, comme au Moyen Âge, mais cette fois sous l'œil des caméras. C'est tolérer que la destruction d'un peuple se fasse en direct, transformant Gaza en un tombeau filmé, où la poussière des ruines sert de linceul collectif. L'écho de Martin Luther King revient hanter nos mémoires : « Une injustice commise quelque part est une menace pour la justice partout. » Et celui de Nelson Mandela s'y superpose : « Être libre, ce n'est pas seulement se débarrasser de ses chaînes, c'est vivre d'une manière qui respecte et renforce la liberté des autres. ». Si l'humanité échoue à Gaza, ce ne sera pas seulement la Palestine qui sera ensevelie, mais l'idée même que le droit peut encore protéger les faibles...! Car Gaza n'est malheureusement plus qu'un chapelet brisé, ses perles d'enfants éparpillées dans la poussière des ruines. Sous les draps de fumée, la mer elle-même semble se reculer, incapable de laver le sang des plages. Les minarets éventrés prient désormais en silence, et le vent porte des appels à la prière que plus personne n'entend. Le ciel est une verrière fissurée par les obus, laissant filtrer une lumière fatiguée qui hésite à descendre. Alors, que restera-t-il ? Que restera-t-il du droit international quand les puissants l'auront saigné jusqu'à la dernière goutte ? Que restera-t-il de la justice quand ses gardiens deviendront les bêtes traquées d'une chasse invisible ? Et notamment... que restera-t-il de notre humanité, si elle se couvre volontairement les yeux pendant qu'on éteint l'ultime flamme éclairant la nuit des peuples ? Que restera-t-il de l'ONU, si ses résolutions ne sont plus que des feuilles mortes emportées par le vent des vetos ? L'ONU ressemble déjà à un phare dont la lampe s'éteint, laissant les navires des peuples s'échouer dans la nuit. ! Que restera-t-il du Conseil de sécurité, quand il ne sera plus qu'un échiquier où les pièces les plus puissantes ont renversé le roi et brûlé les règles du jeu ? Que restera-t-il des chartes gravées au nom de la paix, quand elles ne seront plus que des reliques jaunies accrochées aux murs d'un palais déserté voire des manuscrits trempées de larmes, oubliés dans des coffres verrouillés par l'indifférence ? Et, plus tragique encore... que restera-t-il de la voix des peuples, si les temples de la justice deviennent les mausolées de leurs espoirs ? Si Gaza tombe — Seigneur, Dieu Tout-Puissant, qu'Il l'en préserve, — ce n'est pas seulement une ville qui meurt, c'est le dictionnaire des droits humains qu'on jette au feu, page après page. Ce qui se joue ici n'est pas seulement le destin d'un peuple, mais la dernière bataille entre la mémoire et l'oubli... Par Khelfaoui Benaoumeur Maître de conférences Université Kasdi Merbah – Ouargla Notes : 1-Mostefa Khellaf : écrivain, poète et philosophe algérien, également docteur en patho-climatologie de l'université Paris IV-Sorbonne.