James est curieux, avide d'apprendre. Amoureux des mots, philosophe à ses heures perdues, James est surtout un esclave. Capable de lire et d'écrire, il se démarque – mais jamais en présence d'un Blanc, jamais lorsque ses connaissances pourraient lui porter préjudice. Il prétend être simplet, avoir peur de tout, ne rien comprendre à rien. Ce n'est qu'en maintenant cette illusion sordide qu'il peut se protéger, protéger sa famille. Mais lorsqu'il entend qu'il est sur le point d'être vendu à un homme de La Nouvelle-Orléans, séparé à jamais de sa femme et de sa fille, il décide de s'enfuir. J'éprouvais autant de peur que de colère, mais vers où diriger sa colère quand on est esclave ? Nous pouvions être en colère les uns contre les autres ; nous étions humains. Mais la vraie source de notre rage devait rester sans adresse, être ravalée, réprimée. Ils allaient déchirer ma famille et m'envoyer à La Nouvelle-Orléans où je serais encore plus loin de la liberté, et je ne reverrais sans doute jamais les miens. Déterminé, James compte réussir à gagner assez d'argent pour racheter la liberté de sa famille. Or, ce qu'il ne sait pas au moment de fuir, c'est que le petit Huckleberry Finn – oui, lui-même – a simulé sa propre mort, afin d'échapper à son père violent. La synchronicité de ces deux actes – la fuite de l'un et la « mort » de l'autre – met James en grand danger. Il le sait : les Blancs penseront qu'il a assassiné le gamin, que ses mains d'esclave sont à l'origine de cette tragédie. Un choix s'impose à lui : accepter la présence de Huck, pour tenter de survivre à deux. Mais là où l'enfant voit le début d'une aventure digne de ses plus grands héros, James est conscient que sa vie est en danger à chaque kilomètre qu'il parcourt. Commence alors un périple sur le fleuve Mississippi vers les Etats libres du Nord… Parmi les différentes critiques envers le racisme et l'horreur de l'esclavagisme, Percival Everet joue sur l'utilisation du langage. Les « r » sont avalés, des « là » ponctuent la fin des phrases... le tout, pour constituer des phrases qui n'éveillent pas les soupçons. « Les Blancs s'attendent à ce que nos paroles sonnent d'une certaine façon et, forcément, mieux vaut ne pas les décevoir. Quand ils se sentent inférieurs, nous sommes les seuls à souffrir. Peut-être devrais-je dire "quand ils ne se sentent pas supérieurs". » Ce qui aurait pu être une simple réinterprétation des écrits de Mark Twain est en réalité une critique féroce du racisme, de l'esclavage et des inégalités systémiques, portée par une plume mordante. Ici, Huck n'est qu'un personnage secondaire, tandis que Jim – devenu James – est au centre de tout. Ses pensées, ses émotions, ses états d'âme constituent la matière première de cette histoire. Observateur et perspicace, James est conscient de son statut : il n'est considéré que comme une simple propriété, qui n'a jamais son mot à dire. L'absurdité et la cruauté du monde dans lequel il vit ponctuent son quotidien. Loin du portrait simpliste de Jim dans le roman original, notre protagoniste est un personnage complexe et résilient qui se réapproprie sa propre histoire. Mieux : qui tente de l'écrire, de lui donner forme et chair, armé d'un crayon. Il comprend mieux que personne le poids des mots, l'impact du savoir. « En cet instant, le pouvoir de la lecture m'apparut clairement, dans toute sa réalité. Si je voyais les mots, alors personne ne pouvait contrôler ces mots ni ce que j'en retirais. On ne pouvait même pas savoir si je les voyais seulement ou si je les lisais, si je me contentais de les déchiffrer ou si je les comprenais dans leur globalité. C'était une pratique absolument intime, absolument libre et, par conséquent, absolument subversive. » Ce récit, élégamment traduit de l'anglais par Anne-Laure Tissut, est tout bonnement saisissant. Un incontournable de cette rentrée littéraire, à n'en pas douter...