Rachid Birlakdar, que le public retiendra sous le nom de Rachid Ksentini, appartient à ces artistes qui ont façonné la mémoire culturelle de l'Algérie bien avant l'ère des projecteurs modernes. Né le 11 novembre 1887 dans les ruelles sinueuses de la Casbah d'Alger, il grandit au cœur d'un quartier foisonnant de vie populaire. Très jeune, il quitte les bancs de l'école pour devenir apprenti ébéniste aux côtés de son père, installé à Bab El Oued. Ce premier métier l'accompagne jusqu'en 1914, mais son esprit curieux ne se satisfait pas longtemps d'un atelier de bois. À vingt-sept ans, désireux d'explorer le monde, il s'engage dans la marine marchande. Ce choix marque un tournant décisif : les navires sur lesquels il embarque l'emportent aux quatre coins du globe, de l'Amérique du Nord jusqu'à l'Extrême-Orient. Ces années de voyage, qui dureront plus d'une décennie, façonnent son imaginaire. Observateur attentif, il s'imprègne des cultures, des traditions et surtout des musiques qu'il découvre. Il écoute tout : l'opéra européen, les chants populaires, les airs folkloriques. À bord, il gratte sans prétention les cordes d'une guitare achetée sur un coup de tête. La musique devient pour lui un langage universel, un passeport émotionnel entre les peuples. Son parcours de marin s'interrompt brutalement lorsque son navire est torpillé par les forces allemandes durant la Première Guerre mondiale. Secouru avec les survivants par la marine britannique, il est transféré à Marseille. De là, il gagne Paris où il enchaîne les petits emplois, notamment aux Galeries Lafayette. C'est dans la capitale française qu'il découvre véritablement le monde du spectacle. Il y joue des rôles de figuration, observe les mécanismes du théâtre et affine sans le savoir son futur métier. Après un premier retour en Algérie, il repart brièvement en France avant de revenir définitivement en 1925. Cette même année, une rencontre change sa trajectoire : Allalou, figure pionnière du théâtre algérien, l'invite à rejoindre sa troupe Zahia. Leur première collaboration, Zouadj Bou 'Akline, jouée en octobre 1926, révèle un comédien au talent instinctif. Le public accueille chaleureusement ce nouveau visage. Allalou lui confie rapidement des rôles inspirés des Mille et Une Nuits, convaincu de sa capacité à incarner des personnages hauts en couleur. En 1927, Ksentini crée avec Djelloul Bachedjerrah la troupe El Hilal El Djezaïr, qui ne survivra que peu de temps. Sa première pièce, El Ahd el Ouafi, est un échec. Déçu mais pas abattu, il change de registre et écrit l'année suivante une comédie burlesque, Zouadj Bou Borma. Le triomphe est immédiat : Ksentini s'impose dès lors comme une figure incontournable du théâtre algérien. Son style se nourrit de réalisme, de satire sociale et d'improvisation. Il attaque avec humour l'hypocrisie, l'obscurantisme et la corruption, offrant au public une vision tendre mais lucide de son époque. Parallèlement à son activité scénique, il s'investit dans la chanson humoristique au sein de la société El Moutribia dirigée par Mahieddine Bachetarzi. Il y interprète des morceaux puisés dans le patrimoine musical national. Rachid Ksentini s'éteint le 4 août 1944 à Alger. Sur sa tombe au cimetière d'El Kettar, une épitaphe résume l'essence de son parcours : « Grand artiste, il amusa les foules et fit penser les hommes réfléchis. Poète, chansonnier, auteur, acteur comique, il fût le père du théâtre arabe d'Algérie. Il découvrit la laideur du monde, mais sage, prit le parti d'en rire pour n'être pas obligé d'en pleurer. Applaudi sur toutes les scènes, il mourut cependant presque inconnu et pauvre. La postérité réserve un meilleur destin à sa gloire».