Mahieddine Bachtarzi occupe une place à part dans l'histoire culturelle algérienne. Cet artiste aux multiples talents fut à la fois chanteur lyrique, comédien, homme de théâtre, auteur et grand bâtisseur d'institutions culturelles. Né le 15 décembre 1897 au cœur de La Casbah d'Alger, son parcours épouse les bouleversements du XXe siècle algérien et témoigne d'une volonté constante : donner une voix, au sens propre comme au figuré, à une culture longtemps marginalisée. Issu d'une famille aisée d'origine algéro-turque, Bachtarzi grandit dans un environnement propice à l'apprentissage. Très tôt, il est initié au chant religieux, où la voix seule, sans accompagnement instrumental, suffit à transmettre l'émotion et le sens. Après des études coraniques à la médersa libre du cheikh Ben Osman, il devient chantre puis muezzin à la mosquée Djamaâ Djedid. Ce socle spirituel marquera durablement sa manière de chanter, même lorsqu'il se tourne vers des répertoires profanes. Doté d'une voix de ténor exceptionnelle, Mahieddine Bachtarzi connaît très tôt une reconnaissance remarquable. Dès 1921, il a déjà enregistré plus de soixante disques et multiplie les concerts en Algérie comme en Europe, notamment en France, en Italie et en Belgique. La presse française, séduite par la puissance et la singularité de son timbre, le surnomme « le Caruso du désert », un qualificatif qui résume à la fois l'admiration et l'exotisme dont il fait l'objet dans les cercles officiels, jusque lors d'une réception au Quai d'Orsay. Parallèlement à sa carrière de chanteur, il joue un rôle clé dans l'organisation de la vie musicale. À partir de 1923, il dirige la Société musicale El-Moutribia, puis devient en 1930 le troisième Maghrébin admis à la Sacem. Il interprète et enregistre notamment le chant religieux Ibrahim el-Khalil, appelé à devenir, des décennies plus tard, un incontournable des célébrations de l'Aïd el-Kébir en Algérie. Mais c'est sans doute au théâtre que Bachtarzi laisse l'empreinte la plus durable. Sans abandonner totalement le chant, il s'engage, aux côtés d'Allalou puis de Rachid Ksentini, dans une aventure audacieuse : faire exister un théâtre algérien s'adressant directement au peuple, dans sa langue quotidienne. Il fonde sa propre troupe, privilégie la comédie et un style réaliste, et porte sur scène des récits inspirés du vécu, des légendes et de l'imaginaire populaire. Derrière le rire et la simplicité apparente, l'ambition est profonde : reconstruire un patrimoine culturel fragilisé par plus d'un siècle de domination coloniale. Cette dimension engagée lui vaut d'ailleurs la censure. En 1937, lors de deux concerts, il vend plus de 800 exemplaires d'un recueil de douze chansons. L'administration coloniale interdit rapidement l'ouvrage, jugeant quatre titres subversifs par leur appel à la conscience et à l'éveil national. Après l'indépendance, il continue de servir la culture algérienne en dirigeant le Conservatoire municipal d'Alger de 1966 à 1974 et en rédigeant ses Mémoires, publiés en trois volumes. Jusqu'à la fin de sa vie, il reste un défenseur infatigable de la musique arabo-andalouse d'Alger. Les distinctions qu'il reçoit, en Algérie et à l'étranger, saluent une œuvre immense. Aujourd'hui encore, le Théâtre national algérien qui porte son nom rappelle qu'avec Mahieddine Bachtarzi, la scène algérienne a trouvé l'un de ses pères fondateurs.