Prenez une langue de base, l'arabe algérien en l'occurrence, émaillez-là de mots français, triturez-les jusqu'à ce que l'on en oublie l'origine, saupoudrez de quelques exagérations et de belles figures de style. Mélangez bien, jusqu'à l'obtention d'une novlangue, que ni les Arabes ni les Français ne comprennent, mais qui se révélera savoureuse si elle est utilisée au service de l'humour ou de la drague. Pour s'approprier la langue, les jeunes en font un usage bien particulier, dont l'utilisation fautive et l'exagération dans l'emploi de la langue sont les marques de fabrique. C'est un peu comme si l'arabe offrait un canevas dans lequel tous les blancs sont remplacés par des mots en français. Florilège : «Ne tombez pas les mots» pour «n'insultez pas», «couper la route», pour «traverser la rue», «dégoutage» pour «l'ennui», «roppa noirte avec des fleurs de temps en temps» pour «robe noire fleurie»… Hadjira Medane, spécialise des sciences du langage, ayant mené une étude sur «l'interférence comme particularité du français en Algérie», y tente une explication : «Quel que soit le système et quelle que soit la spécificité de la situation de contact, le passage d'une langue à une autre se fait rarement sans interférences, dit-elle. Nous pouvons admettre que lors de l'usage de la langue française, l'Algérien, en tant que locuteur bilingue, subit l'influence du système de l'arabe. Du fait de l'influence de la langue maternelle, celui-ci subit souvent des interférences pour ce qui est de l'utilisation de la langue française.» Elle ajoute : «Etant scolarisé depuis son jeune âge dans ces deux langues, le jeune Algérien doit après dix ans de scolarisation être un bilingue maîtrisant parfaitement l'arabe et le français. La réalité est néanmoins toute autre.» Etonnante est l'analyse de l'influence de l'âge et du niveau d'étude sur le recours à la première langue dans l'usage du «français cassé». Il semble que les jeunes de plus de 20 ans, et surtout ceux du niveau universitaire, commettent plus d'interférences dans leurs productions en «français cassé» que ceux des autres tranches d'âge et du niveau «terminale». «Les résultats à propos de ces deux variables sont un peu surprenants parce que plus le locuteur est âgé plus sa maîtrise des langues est bonne, mais cela dépend de plusieurs facteurs qui touchent au degré du bilinguisme de l'enquête, explique Hadjira Medane. Le locuteur algérien vit dans un climat plurilingue et devient bilingue à travers le temps. Après l'obtention du baccalauréat, le français devient un outil d'enseignement, de réussite sociale et professionnelle surtout pour ceux qui font leurs études dans cette langue (…) Après dix ans de scolarisation en arabe, ils se retrouvent à l'université où tout se fait en français (où au moins la documentation est en français). Cette rupture constitue chez les jeunes un malaise et des inquiétudes pour ce qui concerne la réussite dans les études et dans la vie professionnelle. Ce déséquilibre conduit les jeunes à chercher des moyens pour apprendre cette langue représentée positivement.» En bref, cela veut dire que le fait même d'utiliser la langue française (même cassée) témoigne d'un effort d'apprentissage. Mais tous ne sont pas de cet avis, défendant l'idée selon laquelle ce brassage serait le fruit d'une «non-maîtrise de la langue non assumée» de la langue française. Consacrant une année de travail aux «stratégies discursives des étudiants et l'utilisation du français» auprès des différentes filières à l'université de Constantine (français, anglais, sciences économiques et informatique), Fatma Zohra Mekkaoui, chargée de cours à l'université Mentouri de Constantine, s'intéresse aux «stratégies discursives des étudiants algériens» (dans un texte paru dans la revue Insanyat, Crasc) Bien que la langue française soit bien ancrée dans les mœurs langagières algériennes, les étudiants, fait remarquer la chercheuse, n'ont pas appris une langue avec ses différents modes de fonctionnement, mais ont appris une nomenclature, un lexique qui leur permet de combler les «vides» laissés par la langue arabe dans des domaines différents (intimité, mode, sport, cuisine,…). Prenant l'exemple de l'utilisation du français pour les mots se référent aux études, Fatma-Zohra Mekkaoui constate que les étudiants s'approprient d'autres termes spécifiques à leurs études. C'est ainsi que «polycop» «rattrapage», «amphi» et autre «synthèse» sont devenus quasi présents dans le langage des étudiants. Pour «synthèse», ils font même jouer le procédé de dérivation et forment le verbe «synthéser» qui signifie «passer l'épreuve de synthèse». Bien sûr, l'arabe offre un vocabulaire adéquat à la désignation de ces référents, mais jamais vous n'entendrez un étudiant vous dire «el moudarradj». Fatma-Zohra Mekkaoui précise, à ce propos, qu'il n'y a pas une concurrence entre deux langues mais entre une langue, l'arabe, et certaines réalisations empruntées au français. Les étudiants font presque naturellement cohabiter mot français et structure phrastique arabe : (Dakhal rattrapage), (Rayah elamphi)… Aucun étudiant, même parmi les plus grands défenseurs de la langue arabe, ne se hasardera à utiliser le mot «hafila» pour bus, «el Iqama», pour cité, ou «el matâam», pour resto. Les raisons et les motivisations de cet état de fait diviseront linguistes et sociologues (selon le bord idéologique auquel ils appartiennent), mais le fait est que le français fait indéniablement partie de la langue algérienne. – Le français au service de l'humour et de la… drague Comment les locuteurs algériens (les jeunes en l'occurrence) s'approprient-ils le français ? Fatima-Zohra Mekkaoui, universitaire, s'est intéressée à la question dans un texte sur «les stratégies discursives des étudiants et l'utilisation du français», paru dans la revue du Crasc Insaniyat. Elle constate que pour draguer, dans les allées de l'université de Constatntine, les étudiants lancent à la cantonade, l'expression : «Le corps et le décor». Précisons d'abord que les deux articles définis masculins et la conjonction de coordination ne sont pas dits en français mais en arabe : l'article «el» et la conjonction «wa». «Cette expression, écrit-elle, est quasi présente dans le langage des garçons. Soit entre eux pour parler des filles, soit adressée directement aux filles sous forme de compliment. En utilisant cette expression ‘ramassée', ils disent en bloc leur appréciation sans fournir l'effort de la recherche du mot juste ou approprié. Par- là, malgré eux, ils renseignent sur leur idéal féminin». Quant aux étudiantes, elles soutiennent qu'elles ne sortiront pas de l'université sans «le diplôme et l'homme». Elles résument ainsi en une seule expression dite en français leurs objectifs dans la vie. «L'université, lieu de savoir et de culture, où l'on est censé étudier, apprendre et se former, se voit attribuer une nouvelle mission : trouver un mari. L'expression ‘l'homme et le diplôme' prend tout son sens dans ce contexte. Les jeunes filles en sont conscientes et ce sont elles qui ont attiré notre attention sur la chose suivante : passé l'âge des études, il devient très difficile de rencontrer un garçon», explique Fatma-Zohra Mekkaoui. Pourquoi s'expriment-ils en français ? Pour s'exprimer sur leur relation amoureuse, sur le jeu de la séduction ou encore sur ce qui familièrement s'appelle «la drague», ils emploient le français. «Nous sommes en présence d'un paradoxe difficile à admettre. D'une part, le français est une langue étrangère. D'autre part, elle permet de prendre en charge l'expression de l'intimité. Il faut peut-être tenter une explication qui relève de la psychologie», explique Fatma-Zohra Mekkaoui. Et d'ajouter : «Les jeunes filles, par exemple, vous diront toutes : ‘Je suis indisposée' ou bien : ‘J'ai mes règles'. Aucune de celles avec qui nous avons travaillé ne s'est exprimée autrement qu'en français concernant ce sujet. Pourtant, les équivalents en arabe classique ou en arabe algérien existent. Ils sont perçus comme impudiques ou honteux.» A. B.