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« Un homme sobre, attachant et profondément imprégné d'amour pour sa patrie… »
Publié dans El Watan le 23 - 12 - 2011

– Mohamed Chafik MESBAH : Paul Balta, comment votre itinéraire de journaliste en est-il venu à croiser celui de l'Algérie et plus précisément celui de Houari Boumediène ?
Paul Balta : C'est dans le cadre de ma profession que j'ai eu le plaisir de connaître Houari Boumediène qui était Chef de l'Etat en Algérie. J'ai exercé, en effet, en qualité de correspondant du journal Le Monde pour le Maghreb avec résidence en Algérie, de 1973 à 1978. J'ai eu l'occasion, donc, de rencontrer Houari Boumediène de manière périodique durant ce séjour. La première rencontre s'est déroulée deux jours avant la IVème Conférence des chefs d'État des pays non alignés laquelle s'est tenue à Alger du 5 au 9 septembre 1973.
– MCM : Comment s'est déroulée votre première prise de contact avec Houari Boumediène ?
PB : Vous avez raison d'insister sur ce premier contact car il fut déterminant pour la suite de mes rapports avec Houari Boumediène. J'ai vite compris qu'il s'était documenté sur ma personne, connaissait parfaitement mon itinéraire, notamment mes origines égyptiennes et n'ignorait rien, presque rien, de mes écrits. Je fus loin d'être étonné, donc, qu'il ait ainsi pris connaissance, dans le texte, de la plupart de mes articles sur le Proche-Orient avant même mon arrivée à Alger. Il y eut, donc, dès le départ, une certaine chaleur qui ne se démentira pas au fil du temps.
– MCM : Quels sont les thèmes que vous aviez abordés avec lui ?
PB : Je venais de publier La politique arabe de la France et des articles sur l'enseignement de l'arabe ; le tout était sur son bureau. Après un tour d'horizon, en français, au cours duquel il m'avait interrogé sur mes entretiens avec de Gaulle, Pompidou, Nasser, je m'étais avancé à dire : “Monsieur le Président, je crois que vous accordez vos interviews officielles en arabe.” Il avait approuvé d'un signe de tête. J'ai poursuivi : “Cela ne me dérange pas, Monsieur le Président, sachez, seulement, qu'au Collège des Frères des Écoles chrétiennes, à Alexandrie, mes professeurs égyptiens m'avaient enseigné un arabe classique, un peu archaïque.”. Le Président Boumediène m'avait coupé, alors, d'un : “Hélas, hélas ! Et cela n'a pas changé !” D'une extrême courtoisie, il avait eu un geste d'excuse pour m'avoir interrompu avant de m'inviter à poursuivre. Je lui avais alors expliqué que j'avais acquis seul, sur le tard, mon vocabulaire économique et politique ; je lui demandais, donc, de parler plus lentement lorsque nous aborderions ces problèmes. Grand seigneur, il avait répondu : ”Monsieur Balta, vous avez beaucoup fait dans vos écrits pour la culture des Arabes et leur dignité. Nous avons commencé en français, nous continuerons donc en français !” Et il en fut ainsi pendant quelque cinquante heures d'entretiens en tête-à-tête, qu'il m'a accordés en cinq ans de présence en Algérie, entretiens qui furent caractérisés, je tiens à le préciser, par une grande liberté de ton.

– MCM : Vous venez d'évoquer avec moi les conditions quelque peu inhabituelles dans lesquelles vous avez été choisi en qualité de correspondant du journal Le Monde à Alger…
PB : Des conditions inhabituelles, en effet. L'Ambassadeur d'Algérie à Paris, M. Mohamed Bedjaoui, m'apostropha un jour pour me féliciter de ma désignation en qualité de correspondant du Monde à Alger pour en remplacent de Péroncel- Hugoz qui était en partance. Intrigué, je pris contact avec mon Directeur, Jaques Fauvet, qui, à l'évidence, avait été gagné à ce choix. Il ne me l'imposera pas, cependant… Une solution fut dégagée par mon affectation à Alger avec compétence, toutefois, pour tout le Maghreb, de la Lybie à la Mauritanie. Au cours de cette première interview avec Houari Boumediène, je n'avais pas manqué, d'ailleurs, de lui exprimer ma surprise à propos de cette démarche. Voici sa réponse : « Vous appartenez au monde arabe par votre mère. C'est important car chez nous la mère compte plus. Vous connaissez le monde arabe et vous l'expliquez de l'intérieur, c'est pourquoi j'avais souhaité que vous soyez nommé correspondant à Alger ». Et d'ajouter « Voilà, maintenant vous êtes des nôtres ».

– MCM : Quelle influence, l'enfance déshéritée de Houari Boumediène avec son lot de privations vécues au sein d'une famille de paysans pauvres de la région de Guelma, a-t-elle provoqué sur la mue du jeune Mohamed Boukharouba qui deviendra le dirigeant révolutionnaire Houari Boumediène ?
PB : Mohammed Boukharouba, « l'homme au caroubier », qui prendra le nom de Houari Boumediène, a vu le jour à Ain Hasseinia, près de Guelma. Alors que plusieurs biographes le font naître entre 1925 et 1932, il m'a affirmé, lui-même, que sa date de naissance exacte était le 23 août 1932. De même, alors qu'on écrivait son nom d'emprunt – le pseudonyme révolutionnaire – de différentes façons, c'est lui qui a tenu à m'indiquer la bonne orthographe, BOUMEDIÈNE. Il avait même pris le soin de l'écrire sur une carte. Né dans une famille de paysans pauvres, son père était arabophone et sa mère berbérophone. Il incarnait ainsi, vraiment, l'Algérie dans sa diversité. Il a passé son enfance, en effet, parmi les fellahs dont il a conservé la rusticité. Il n'aimait pas parler de cette enfance, mais il m'avait confié que, dès cette époque, il s'était senti passionnément nationaliste. La répression dont il a été témoin, le 8 mai 1945, dans sa localité de naissance même avait renforcé ce sentiment et lui avait fait prendre conscience du conflit qui opposait les nationalistes algériens aux autorités françaises. Je ne l'ai pas entendu dire explicitement cette phrase qui lui est bien attribuée : « ce jour là, j'ai vieilli prématurément. L'adolescent que j'étais est devenu un homme. Ce jour là, le monde a basculé. Même les ancêtres ont bougé sous terre. Et les enfants ont compris qu'il faudrait se battre les armes à la main pour devenir des hommes libres. Personne ne peut oublier ce jour là ». Cette phrase est représentative de l'état d'esprit de Houari Boumediène durant son enfance, il est clair que toute sa trajectoire de révolutionnaire porte l'empreinte de ce réveil brutal à la réalité coloniale.

– MCM : Les témoignages permettent d'établir, à présent, que Houari Boumediène a bien suivi, pour un temps, les cours de l'école publique française. Cet épisode a-t-il, réellement, compté dans sa vie ultérieure ?
PB : Un jour où je lui faisais observer qu'il maîtrisait bien la langue française, il m'avait précisé, ce qui ne figurait alors dans aucune de ses biographies, qu'il avait rejoint, à six ans, l'école primaire française, qui était loin de la maison familiale et où il se rendait à pied. Il y avait acquis les bases qui lui serviront pour se perfectionner dans cette langue, une fois adulte. Ses parents l'avaient mis aussi, parallèlement, dans une école coranique ou il apprendra, parfaitement, les soixante versets du livre saint de l'islam. Il est entré, peu après, à la Médersa El Kittania de Constantine où l'enseignement était dispensé, totalement, en arabe. Il est certain, cependant, qu'il avait déjà contracté le goût de la lecture, en français. Il l'a, vraisemblablement, conservé toute sa vie. Certains témoins m'ont rapporté qu'il lui arrivait de réciter, mais dans un cadre restreint car il était très pudique, « La mort du loup »d'Alfred de Vigny ou même « La retraite de Russie » de Victor Hugo. Au cours de nos tête-à-tête, il est advenu qu'il recourt, pour étayer son argumentation, à des ouvrages français, ceux de Jacques Berque notamment, cet enfant de Frenda devenu professeur au Collège de France qu'il admirait particulièrement. Par ailleurs, je sais qu'il lisait, régulièrement, Le Monde. Il m'a été rapporté qu'il avait contracté l'habitude de lire ce quotidien depuis qu'il avait pris le commandement de l'Etat-Major Général de l'ALN à Ghardimaou en Tunisie. Devenu Président de la République, il conservera cette habitude. Un motocycliste lui apportait directement, dès leur arrivée à l'aéroport, quelques exemplaires du journal que lui-même et ses collaborateurs consultaient avec attention.

– MCM : Vous aviez indiqué que durant les longs entretiens qu'il vous a accordés, il utilisait la langue française. Jusqu'à quel degré la maitrisait-il ?
PB : C'était un style simple et épuré qu'il utilisait et un vocabulaire correct et accessible. J'avais remarqué qu'il ne faisait pas de fautes de syntaxe. Mais le plus frappant c'était bien son choix du mot le plus juste pour désigner les choses ou décrire les événements…

– MCM : Soyons plus précis. Nourrissait-il de la prévention contre la culture occidentale ?
PB : Il est certain que Houari Boumediène était profondément convaincu de la nécessité de rétablir la langue et la culture arabe dans leur statut souverain en Algérie. Il tenait grand soin à ce que ses discours officiels soient rédigés dans la langue arabe. Il manifestait, sans doute, de la prévention contre la francophonie, conçue comme un mouvement de domination politique de la France sur ses anciennes colonies. Par contre, il faisait preuve d'une grande ouverture d'esprit pour la culture occidentale en général dont il voulait promouvoir les rapports d'échanges avec la pensée arabe et musulmane. Cet intérêt s'est vérifié par l'attention soutenue qu'il a accordé aux Éditions Sindbad, fondées, en 1972, par mon ami Pierre Bernard. Cet ami avait, incontestablement, innové dans le champ intellectuel en France par une vulgarisation intelligente et de qualité, auprès des lecteurs francophones, de tous ces inestimables apports à la civilisation universelle que penseurs et poètes du monde arabe et musulman ont procuré. Le nom de certains de ces penseurs ou écrivains avaient été suggérés par Boumediène lui-même, au cours des nombreux entretiens qu'il avait eu avec Pierre Bernard.

– MCM : Qu'il s'agisse des années d'enseignement passées à la médersa El Kittania de Constantine, de la mémorable traversée de la frontière tunisienne ou du séjour dans la capitale égyptienne lui-même, peu d'informations sont disponibles. Cette période a joué, pourtant, le rôle de ferment dans la transformation de la personnalité de Houari Boumediène…
PB : Certainement. Comment s'est effectué le départ pour le Caire ? Comment se déroulait le voyage ? Cela aussi à son importance. Après l'enseignement de la Medersa El Kittania, Mohamed Boukharouba et trois autres compagnons d'études décident de rejoindre le Caire. Par le franchissement de la frontière tunisienne puis la traversée du territoire libyen. En cours de route, le groupe se scinde en deux. Mohamed Boukharouba fera le voyage avec Mohamed Chirouf lequel consignera, plus tard, dans un témoignage émouvant, les épreuves subies et les stratagèmes auxquels aura recours le futur Houari Boumediène pour recueillir quelques menues ressources. Ils parviennent au Caire, cependant, en 1953 ou Houari Boumediène s'inscrit au lycée « El Kheddiwya », le seul établissement du genre ou le français est enseigné en deuxième langue. Parallèlement, il prend une inscription à l'Institut d'Etudes Islamiques de l'université millénaire d'Al-Azhar qui fait autorité dans le monde musulman. L'université ayant été fondée par les Fatimides, la dynastie venue du Maghreb, une bourse mensuelle de 3 livres y est versée aux étudiants nord-africains. Houari Boumediène change, à plusieurs reprises de domicile, au gré des décisions de la délégation extérieure du PPA-MTLD qui deviendra celle du FLN et où, officient, notamment, Mohamed Khider et Ahmed Ben Bella. Houari Boumediène se stabilise à « la Maison des Etudiants Arabes » où il adopte un comportement solitaire et réservé, se liant, prudemment, à quelques rares compagnons, tel que Mouloud Kassem pour lequel il conservera un attachement chaleureux et dont il fera un Conseiller puis un Ministre au lendemain de l'indépendance. Il faut mentionner, pour l'anecdote, que Houari Boumediène qui participe à une manifestation d'étudiants algériens contre le Consulat de France au Caire est interpellé par la police égyptienne mais rapidement relâché. Il se lie d'amitié avec un réfugié politique algérien dénommé Ali Mougari, militant activiste du PPA-MTLD qui encourage l'adhésion des jeunes étudiants algériens à la cause nationaliste. C'est lui, d'ailleurs, qui suscitera ces stages accélérés de formation militaire au profit des étudiants qui auront décidé de combattre le colonialisme en Algérie. Houari Boumediène participe à l'un de ces stages qui, consacré à la spécialité « minage et sabotage » se déroule de novembre 1954 à février 1955. Aussitôt après, c'est l'épisode célèbre du convoiement du bateau « Dina » pour approvisionner en armes les maquis de l'ALN. Le monde arabe traverse, alors, une période de transformation profonde, avec une résurgence du sentiment nationaliste, où l'Egypte, après la prise du pouvoir par les « Officiers Libres » que dirige le Colonel Nasser, joue, évidemment, un rôle de plus en plus important. Durant cette période, Houari Boumediène qui se montre avide de lectures diverses, œuvres littéraires et chroniques historiques en passant par l'actualité immédiate, noue des contacts qui laisseront leur empreinte avec les milieux politiques égyptiens. Naturellement, cette période ne pouvait pas ne pas influencer Houari Boumediène dont la détermination à passer au combat militaire se forge, rapidement.

– MCM : Vous laissez apparaître, pourtant, l'impression que Houari Boumediène conservait un souvenir ambivalent de ce séjour cairote…
PB : Il m'est apparu, en effet, que cet intermède cairote avait laissé naître dans l'esprit de Houari Boumediène un sentiment de désappointement. Il est arrivé, en effet, que j'évoque, incidemment, avec Houari Boumediène cet épisode en faisant part de mon étonnement personnel de n'avoir pas pu entendre parler des Maghrébins, pendant mon enfance à Alexandrie, puisque je les ai découverts seulement lorsque je suis allé faire mes études supérieures à Paris. Il m'avait répondu, alors, avec une mine désolée : « J'ai moi-même découvert avec étonnement et consternation que les Égyptiens et par extension les peuples du Machrek et leurs dirigeants ne connaissaient ni le Maghreb ni les Maghrébins. Lorsqu'ils en parlaient ou lorsqu'ils les rencontraient, ces gens traitaient les Maghrébins avec condescendance et même avec mépris ». D'autre part, sur le plan matériel, la vie au Caire, dans les conditions qui ont été les siennes, a été, sans doute, éprouvante. Houari Boumediène était démuni d'argent et ne mangeait pas à sa faim. Mais déjà c'était quelqu'un de réservé, d'obstiné et de volontaire. Ces qualités lui ont permis de tirer profit de cet épisode plutôt que de se résigner à ses contrariétés.

– MCM : Sur ses premières années au maquis de Houari Boumediène, les témoignages recoupés font défaut. Il semble, toutefois, avoir inscrit, d'emblée, sa trajectoire parmi les chefs de la révolution…
PB : Oui, incontestablement, Houari Boumediène a entamé sa carrière révolutionnaire sous de bons auspices. En février 1955, à l'issue de la formation militaire accélérée juste évoquée, il est choisi pour participer au convoiement clandestin, à bord du bateau « Dina », d'un lot d'armes destiné à l'ALN. Il rencontre juste après le débarquement qui intervient, finalement, à Melilla, au Maroc espagnol, Larbi Ben M'Hidi, qui assure le Commandement de la zone V de l'ALN, la future wilaya V. Après un intermède forcé à Melilla, Houari Boumediène entreprend avec Larbi Ben Mhidi le franchissement de la frontière pour rejoindre le territoire national. Il est nommé contrôleur pour toute la Zone V, une fonction où s'imbriquent les charges de commissaire politique et d'inspecteur. Cela lui permet de connaître, rapidement, tout l'encadrement de la zone. Après le départ de Larbi Ben Mhidi qui rejoint le CCE, la nouvelle direction du FLN, c'est Abdelhafid Boussouf qui lui succède. Houari Boumediène qui devient l'un de ses adjoints accède, en 1957, au grade de Commandant. Lorsque le CCE est remanié et que Boussouf y fait son entrée, Houari Boumediène le remplace à la tête de la wilaya – nouvelle dénomination de la zone après le Congrès de la Soummam –. C'est dans cette wilaya que, pour brouiller les cartes ou pour marquer la dimension nationale qu'il veut conquérir, ce natif de l'Est adopte son pseudonyme de résistant,composé d'un prénom usuel très répandu dans l'Ouest, Houari, et du nom de Boumediène,celui du saint patron de la mosquée de Tlemcen. Sa carrière politico-militaire commence, alors, réellement. Il est choisi, successivement, pour commander le COM Ouest dès 1958 puis, en 1960, il est désigné Chef de l'Etat-Major Général de l'ALN, nouvellement mis en place.

– MCM : Peut-on déceler déjà ses orientations idéologiques ou, à défaut, ses projets politiques ?
PB : A propos d'idéologie, il serait présomptueux de parler, pour l'époque, d'un débat d'écoles. Tous les maquisards étaient animés, exclusivement, par l'idéal de l'indépendance nationale. Cela étant, Houari Boumediène, très avare de confidences forge, peu à peu, ses convictions. Il se méfiait, secrètement, des hommes politiques, les membres du CCE installés à l'étranger. Il estimait qu'ils s'étaient embourgeoisés dans les capitales arabes où ils s'abandonnaient à des intrigues pour favoriser leurs seules ambitions personnelles. Le FLN dont il reconnaît la valeur symbolique et le rôle déterminant dans la mobilisation du peuple algérien contre la colonisation lui apparaît, malgré tout, comme un mouvement déchiré par des luttes intestines. Tous les ingrédients du conflit à venir avec le GPRA sont réunis. Mais Houari Boumediène reste, alors, très prudent. Il ne se livre pas à des critiques ouvertes et ne manifeste pas d'ambition disproportionnée qui le disqualifierait, aussitôt, auprès de ses ainés du CCE puis du GPRA.

– MCM : Comment expliquer son ascension rapide dans la hiérarchie militaire jusqu'à être, de fait, le premier responsable de l'ALN ?
PB : Je l'ai souligné, auparavant, c'est une formation militaire accélérée qu'il subit au Caire. Il ne s'agit pas d'études militaires au sens classique du terme. Il fait preuve, toutefois, d'un sens de l'organisation, de l'autorité et de la discipline qui lui valurent d'être promu, de préférence à ses pairs, au poste de Chef d'Etat-Major de l'ALN en janvier 1960. Là, également, le train de vie spartiate qu'il s'impose, l'aptitude au commandement qu'il manifeste lui permettent de surpasser ses pairs militaires. Il y réussit, d'autant mieux, qu'il est capable d'anticiper les événements. Il s'applique à faire des unités éparses et bigarrées dont il hérite, une véritable armée, une force organisée et disciplinée. Déjà, il est conscient que ce sera la seule force à même de garantir, une fois l'indépendance acquise, l'unité nationale et territoriale.

– MCM : Vous parlez de capacité d'anticipation. Houari Boumediène avait déjà pour projet de conquérir le pouvoir ?
PB : Cette capacité d'anticipation, je veux l'illustrer en rappelant la substance d'un entretien que j'avais eu avec Gamal Abdel Nasser le 16 juillet 1958, Nasser m'avait affirmé, alors, que « De Gaulle ferait la paix en Algérie ». Je lui avais demandé : « Tu as des informations secrètes » ? Réponse : « Non, pas du tout, les relations politiques et diplomatiques sont coupées avec Paris, mais c'est mon analyse personnelle. Comme de Gaulle est un grand nationaliste, il finira par comprendre le sens du combat des nationalistes algériens. Et comme c'est aussi un grand patriote, il comprendra que l'intérêt de la France est de faire la paix pour pouvoir renouer les relations diplomatiques, économiques et culturelles avec tous les pays arabes ». Houari Boumediène voyait loin et tenait compte de tous les paramètres de la guerre. Il me dira plus tard que lorsqu'il avait été nommé chef d'Etat-Major de l'ALN, Nasser lui avait, en effet, fait part de son analyse sur les projets probables du Général de Gaulle et il s‘en était toujours souvenu… C'est devenu, aujourd'hui, une question récurrente que de s'interroger sur les intentions de Houari Boumediène durant la période de l'Etat-Major Général de l'ALN. Le projet lui a bien été prêté, après coup, d'avoir organisé, de bout en bout, sa trajectoire en fonction de la prise du pouvoir. Il est difficile d'établir avec certitude un lien de causalité aussi direct. Ce qui est certain, c'est que Houari Boumediène, passionné de chroniques historiques, avait compris, tôt, que la prise du pouvoir était subordonnée à trois préalables, en l'occurrence un projet, une équipe et des moyens…

Attitudes personnelles de Houari Boumediène

– MCM : Houari Boumediène est réputé de comportement austère, matériellement désintéressé, accordant un intérêt accessoire aux plaisirs de la vie… Disposez-vous d'anecdotes pour illustrer ce portrait ?
PB : Discret mais efficace, timide mais fier, réservé mais volontaire, autoritaire mais humain, généreux mais exigeant, prudent dans l'audace, voilà comment m'est apparu Boumediène lorsque j'ai eu à le connaître et à l'observer. Homme du soir il aimait se retrouver, de temps à autre, tant qu'il était encore célibataire, avec quelques amis auprès desquels il se montrait enjoué et rieur, selon ce que m'ont affirmé plusieurs d'entre eux. Il m'a été rapporté que du temps de l'Etat-Major de l'ALN, il conservait, jalousement, un vieux microsillon de flamenco qu'il lui arrivait, discrètement, d'écouter. Il aimait jouer, aussi, aux échecs sans être un joueur émérite, il arrivait que ses partenaires de jeu, triés sur le volet, le battent volontiers… Sinon, c'était un homme frugal et austère qui travaillait avec acharnement. Lorsque la Wilaya V organise, à partir de l'été 1957, une formation presque académique au profit des soixante douze étudiants incorporés pour étoffer l'encadrement des zones et secteurs militaires mais qui rejoignirent, presque tous, le futur MALG, les services de renseignement de guerre,Houari Boumediène, à l'insu des stagiaire, s'appliquait, tout chef de wilaya qu'il était, à écouter, de nuit, les enregistrements sonores des cours dispensés.

– MCM : Ses goûts gastronomiques étaient, semble-t-il, des plus sommaires…
PB : Ses goûts gastronomiques étaient sans prétention et, en fait, il avait fini par contracter l'habitude des plats servis dans l'armée. Parce qu'il le trouvait trop copieux, il lui arrivait de demander à son cuisinier, le même depuis l'époque de l'Etat-major à Ghardimaou, un repas plus allégé identique, précisément, à celui qu'il prenait au sein du casernement. Il évitait, systématiquement, les sucreries mais raffolait des galettes de pain faites à la main. En fait, aucun luxe n'avait prise sur lui, sinon celui de fumer. Ce sont des Bastos, d'abord, qu'au maquis de la Wilaya V il consommait, puis, à l'État-major de l'ALN, des Gitanes sans filtre qu'il brulait, sans s'accorder de répit. A tel point que l'un de ses collaborateurs de l'époque s'est permis cette image lapidaire : « Il brûlait une seule allumette le matin, ensuite il allumait chaque cigarette avec le mégot encore incandescent de la précédente ». Président de la République, il opte, cependant, pour les cigares cubains que lui envoyait Fidel Castro. Avec le burnous en poils de chameau, c'est le seul luxe qu'il se soit permis.

– MCM : Par rapport à l'argent, quel était son état d'esprit ?
PB : Il était animé par une profonde conviction, l'argent de l'État appartenait à la nation et ne devait pas être dilapidé. Cette conviction a guidé son comportement, de bout en bout de sa vie. Lorsque un tract un tract avait circulé l'accusant d'avoir ouvert un compte bancaire personnel à l'étranger. Voici quelle fut sa réplique spontanée: « Lorsqu'un Chef d'État ouvre un compte à l'étranger, c'est qu'il a l'intention de quitter son pays. Ce n'est absolument pas mon cas… ».Ce n'était pas son cas, en effet, lui qui n'a jamais utilisé ses fonctions pour se livrer à la corruption ni empocher de l'argent. Devenu Président de la République, il usait toujours de son seul salaire et s'interdisait les dépenses somptuaires qu'il aurait pu facilement imputer au budget de l'État. Lorsqu'il lui arrivait de se rendre à l'étranger, il s'interdisait tout aussi bien les achats luxueux. Contrairement à certains Chefs d'État d'autres pays arabes, il ne s'était pas fait construire ni un ni plusieurs palais luxueux, ni en Algérie ni à l'étranger. Pour ses déplacements par route, il disposait de voitures confortables, sans plus. Il considérait que ce serait du gaspillage que d'avoir des Rolls Royce ou des Mercedes. Sachant que je connaissais bien les pays du Golfe où j‘avais effectué de nombreux reportages, il m'avait raconté qu'un des émirs lui avait offert une de ces voitures rutilantes et luxueuses qu'il avait aussitôt fait parquer dans un garage. Son chauffeur me l'avait montrée. Après sa mort, elle était toujours sur calles, inutilisée… A sa mort, ses détracteurs ont découvert, avec étonnement, qu'il ne détenait aucun patrimoine immobilier, aucune fortune personnelle et que son compte courant postal était approvisionné à hauteur, seulement, de 6 000 dinars …

– MCM : Pourtant, la corruption régnait dans les allées du pouvoir. A-t-il manqué de détermination pour en venir à bout ?
PB : Il avait fermé les yeux, en effet, sur les agissements de certains de ses compagnons. Lorsque j'ai soulevé avec lui la question, il m'avait répondu : « j'aurais voulu m'en séparer, mais je n'ai pas trouvé d'autres gestionnaires aussi capables pour les remplacer ».Mais, il est vérifié, à présent, qu'il projetait de limoger, à la faveur du congrès du FLN qui devait se tenir, les Membres du Conseil de la Révolution impliqués dans la corruption…


– MCM : Vis-à-vis de sa famille et de ses amis, faisait- il preuve de faiblesse ou de complaisance ?
PB : Il était très réticent à évoquer sa vie privée. Je sais néanmoins qu'il était très attaché à sa mère et lui donnait pour vivre une partie de son salaire. Des témoins m'ont néanmoins raconté qu'il s'était disputé avec elle, alors qu'elle était en vacances à Chréa, une station d'hiver proche d'Alger. Sa mère lui avait demandé, en effet, de faire exempter son frère cadet Said des obligations du service national. Houari Boumediène ayant opposé un refus catégorique, sa mère le menaça de se plaindre auprès du gouvernement. Furieux, il quitta les lieux en lui rétorquant : « le gouvernement s'en remettra à moi et je rejetterai ta requête… ». Quelque temps plus tard, en effet, Said le frère cadet accomplissait, dans des conditions très ordinaires, son service national… Houari Boumediène avait formellement interdit, également, que ses proches usent de son nom pour tirer quelque privilège auprès des administrations publiques. Une fois que son oncle avait pris contact avec un wali pour obtenir certains avantages, Houari Boumediène dépêche, immédiatement, un émissaire officiel pour sermonner ledit wali, menacé de sanctions sévères s'il donnait suite à pareilles sollicitations. Smail Hamdani qui avait exercé comme Secrétaire Général-Adjoint auprès de Boumediène, fut confronté à une situation analogue, le frère du Président l'ayant sollicité pour une requête de privilège. Voici la consigne stricte que Houari Boumediène signifia, à l'époque, à son collaborateur: « Gare ! Il y a une ligne rouge à ne pas franchir entre les problèmes de la famille et ceux de l'État ».

– MCM : Le mariage de Houari Boumediène ne perturbe pas ces habitudes spartiates ?
PB : En 1973, quelques mois avant le IVème Sommet des Non-alignés en septembre, alors qu'il était déjà quadragénaire, Houari Boumediène avait épousé officiellement Anissa El-Mensali, jeune avocate du Barreau d'Alger issue d'une vieille famille de la bourgeoisie algéroise. Leur rencontre remonte à 1969, comme elle l'explique elle même : « On s'est mariés après une longue histoire d'amour. On vivait naturellement, comme le reste du peuple. Je n'avais pas de privilèges. On vivait dans une petite villa de deux chambre à coucher, attenante à la Présidence de la République » Anissa Boumediène est écrivaine et chercheuse. Spécialiste de littérature arabe, elle se consacre, à présent, à des recherches sur les hydrocarbures, l'agriculture et bien d'autres domaines, pour, notamment, défendre le bilan du Président disparu. Naturellement, le comportement de ce célibataire endurci sera influencé par le mariage. Silhouette élancée, visage émacié, chevelure châtain roux découvrant un large front, regard perçant, moustache épaisse masquant la cicatrice laissée par un attentat dont il avait été victime en 1968, Boumediène avait une distinction naturelle mais il ne prêtait guère d'attention à sa façon de s'habiller. À la suite de son mariage, donc, à une époque où l'Algérie qui s'affirme sur la scène internationale reçoit de nombreux chefs d'État, il apporte plus de recherche dans le choix de ses costumes, change souvent de cravate et remplace son traditionnel burnous marron assez rugueux par un superbe burnous noir en poil de chameau dont deux oasis sahariennes ont la spécialité. Sauf exception, son bureau de la présidence ne reste plus allumé une bonne partie de la nuit et, selon ses collaborateurs, il lui arrivait de rentrer chez lui quelques heures pendant la journée et souvent pour déjeuner.

– MCM : Houari Boumediène n'avait, donc, pas d'amis ?
PB : L'homme d'affaires Messaoud Zeggar comptait, à ma connaissance, parmi ses rares amis. C'était l'une des rares personnes, en effet, qu'il lui arrivait de fréquenter familialement, si vous me permettez l'expression. Messaoud Zeggar jouait, en même temps, un rôle de bons offices auprès des milieux officiels et des lobbys aux Etats-Unis d'Amérique, notamment après la rupture des relations diplomatiques entre les deux pays. Après la mort de Houari Boumediène, l'enquête de sécurité et la procédure judiciaire déclenchées après l'arrestation de Messaoud Zeggar ont démontré combien le Président défunt était peu accessible aux sirènes de l'argent. Houari Boumediène qui était habité par le culte de l'Etat restait, toujours, vigilant. Même à propos de Messaoud Zeggar, en effet, il ne s'était pas abstenu de notifier au responsable des relations algéro-américaines à la Présidence de la République cette consigne éloquente : « C'est Messaoud (Zeggar) qui doit nous procurer des informations sur les Américains, pas à nous d'en fournir à notre sujet …».

Le comportement individuel de Houari Boumediène

– MCM : Houari Boumediène était réputé très strict dans son comportement professionnel avec ses collaborateurs les plus proches. Avez-vous idée de la manière dont se déroulaient ses rapports avec l'équipe qui travaillait autour de lui ?
PB : J'ai pu constater lorsque je me rendais à la Présidence ou lorsque je couvrais un voyage présidentiel dans le pays que Houari Boumediène entretenait des rapports empreints de courtoisie, pour le moins de correction, avec ses collaborateurs. Qu'il s'agisse de ministres, de conseillers, de secrétaires, de gardes du corps ou de chauffeurs, il se comportait avec une égale humeur, une grande sérénité et des gestes pondérés. Cela ne l'empêchait pas, sur le plan du travail, d'être des plus exigeants, tout comme il l'était avec lui-même. Houari Boumediène n'imposait pas, forcément, son rythme de travail à tous ses collaborateurs. Prenant conscience, ainsi, qu'il les épuisait au travail, eux-mêmes aussi bien que leurs familles, il consentit, volontiers, à les autoriser à séjourner avec leurs familles un mois l'an à la résidence du Club des Pins, sous réserve qu'ils renoncent, implicitement, à leur congé annuel…

– MCM : Comment Houari Boumediène procédait- il pour choisir ses collaborateurs ?
PB : L'organisation du pouvoir autour de Houari Boumediène était articulée, pour l'essentiel, autour de trois cercles. « Le noyau dur », tout d'abord, selon l'expression que lui-même a utilisé au cours de la célèbre interview qu'il avait accordé à Francis Janson. Il s'agit de sa garde rapprochée, en quelque sorte, composée des membres éminents du groupe d'Oujda, triés sur le volet, durant l'épopée de la wilaya V et de l'Etat-Major Général. Ce premier cercle était élargi cependant, à certains chefs militaires, singulièrement le Colonel Chabou à qui, de son vivant, la gestion des affaires militaires avait été, quasiment, déléguée. Ce premier cercle, coopté sur une base ou les affinités subjectives ont pu jouer un rôle, pouvait se permettre, parfois, de rares familiarités avec Houari Boumediène. Le deuxième cercle était constitué des collaborateurs immédiats de la Présidence et de certains autres Hauts Commis de l'Etat, choisis en fonction de critères objectifs, compétences et disponibilité. Ils pouvaient accéder, dans un cadre strictement professionnel, à Houari Boumediène sans pouvoir s'autoriser, toutefois, aucune familiarité. Le troisième cercle que nous appellerons « entourage périphérique » n'en faisait pas moins l'objet d'attention certaine de la part de Houari Boumediène. Il s'agit de cet ensemble qui était désigné par l'appellation commode de « cadres de la nation ». Houari Boumediene qui était guidé par un souci permanent de préserver l'unité nationale – à telle enseigne qu'il avait interdit que les notices biographiques officielles des responsables comportent leur lieu de naissance- supervisait, de loin mais attentivement, cet ensemble en prenant soin de déceler,au passage, les compétences qu'il savait récupérer à son service ,mais surtout en veillant à ce que le népotisme et le régionalisme ne soient pas érigés en règle au niveau des institutions et des grands corps de l'Etat. Il n'interférait pas, toutefois, dans la gestion directe, encore qu'il recevait, périodiquement, les responsables de certaines institutions névralgiques, la Banque centrale, SONATRACH, la Société Nationale de Sidérurgie et la Société Nationale des Ciments entre autres…

– MCM : Comment fonctionnait, à ce propos, les rouages du pouvoir du temps de Houari Boumediène ?
PB : Vous voulez évoquer, sans doute, l‘influence respective des trois cercles de pouvoir que je viens d'évoquer sur le processus de décision ? La réalité est bien complexe. Au fil du temps, il est certain que le « noyau dur » n'avait plus la même emprise sur Houari Boumediène qui a fini par acquérir son autonomie totale vis-à-vis du Conseil de la Révolution aussi bien que du groupe d'Oujda. Pour illustrer mon propos, je me contente de relater l'information qui m'a été rapportée par un témoin direct. Houari Boumediène qui accordait une importance considérable à la protection sanitaire de la population avait présidé, en effet, dans les années soixante dix, une réunion consacrée à l'industrie pharmaceutique en Algérie. Des membres éminents du groupe d'Oujda, membres du Conseil de la Révolution et Ministres de premier plan dans le gouvernement, y avaient pris part, n'approuvant pas les projets jugés ambitieux du PDG de la Pharmacie Centrale que dirigeait, alors, Mohamed Lemkami, un ancien officier de la wilaya V que Boumediène connaissait. Contre toute attente, c'est son collaborateur périphérique, le PDG de la Pharmacie Centrale, que le Chef de l'Etat avait appuyé au détriment des autres membres éminents du gouvernement présents…

– MCM : Quelles sont les spécificités du mode de gouvernement chez Houari Boumediène ?
PB : Houari Boumediène est connu pour ne pas être impulsif. Il prenait le temps nécessaire pour laisser mûrir les décisions qu'il prenait, pour ainsi dire, à point nommé. Souvenez-vous de trois événements majeurs qui ont jalonné l'itinéraire de Houari Boumediène : la victoire sur le GPRA en 1962, le renversement de Ben Bella en 1965 ou le déjouement du coup de force du Colonel Zbiri en 1967. Il laissait le mûrissement jouer à plein puis, sitôt que le fruit était prêt, il le cueillait. Au cours des premières années du Conseil de la Révolution, tout particulièrement, Houari Boumediène consultait, systématiquement, ses membres presque requis, en réunion plénière, de s'exprimer. Au fil du temps, la consultation a concerné plus les institutions de l'Etat, pour l'avis technique, et les organisations de masse, pour l'aspect politique. Comment ne pas évoquer, à cet égard, l'expérience réussie du Conseil National Economique et Social qui fonctionnait, avec sa composante très riche et intelligemment diversifiée, à l'image d'un laboratoire d'idées, voire d'un Parlement transitoire… Il est certain que Houari Boumediène avait pris goût au pouvoir, un pouvoir qu'il avait renforcé, peu à peu. Sa persévérance dans l'effort lui permettait de s'informer en profondeur sur les dossiers en examen et sa mémoire fabuleuse d'en mémoriser les données .Il avait fini par s'imposer, même techniquement, à ses ministres auprès desquels il se montrait de plus en plus exigeant. Le pouvoir n'était pas, cependant, pour lui une fin en soi, c'était un moyen de faire évoluer les structures du pays, d'assurer son développement, d'améliorer le niveau de vie du peuple algérien et de peser sur l'ordre international.

– MCM : Quel souvenir gardez-vous des collaborateurs de Houari Boumediène avec lesquels vous entreteniez des relations ?
PB : À la Présidence, j'étais, surtout, en contact, professionnellement parlant, avec le Dr. Mahieddine Amimour, chargé des relations avec la presse. Nos rapports étaient courtois et il était d'une grande disponibilité. J'ai bien connu, également, le Dr. Taleb Ibrahimi, Ministre de l'Information et de la Culture durant la période où j'étais correspondant du Monde à Alger. Homme de très grande culture, arabe et française, il a beaucoup contribué à me faire connaître et comprendre l'Algérie. Autre proche collaborateur de Boumediène que j'ai bien connu, Abdelaziz Bouteflika qui a eu le privilège d'être, à l'échelle internationale, le benjamin puis le doyen des ministres des Affaires étrangères. Il m'a souvent reçu en tête à tête et fourni des éclairages pertinents qui m'ont beaucoup aidé dans mon travail.

– MCM : Houari Boumediène prenait un plaisir certain aux bains de foule .C'était pour mesurer sa popularité ou bien, leader romantique, éprouvait-il un plaisir charnel d'être en contact avec son peuple ?
PB : La réalité est difficile à cerner. Certainement, vivait-il en osmose avec son peuple. Son visage dégageait un air radieux, presque lumineux, lorsqu'il inaugurait les villages socialistes de la Révolution Agraire. Il était très fier d'avoir rendu leur dignité aux fellahs démunis. C'est à leur contact et à celui des étudiants qu'il s'est débarrassé de son apparence réservée. Au début, il faisait, certes, ses discours en arabe classique et peu d'Algériens le comprenaient parfaitement. Instruit par l'expérience de Ben Bella, il se méfiait d'un certain charisme et de l'adhésion sentimentale des masses qu'un démagogue pouvait retourner à son profit. Il m'avait dit très simplement : « Je savais alors que je n'étais pas un tribun. L'adhésion que je souhaitais obtenir devait être fondée sur l'intelligence, la conscience politique et l'action concrète ». Toutefois, comme c'était un pragmatique, il avait, rapidement, compris que s'il voulait faire passer son message, il devait faire un effort. Cet grâce à cet effort, qu'il est parvenu à communiquer de manière vivante et directe avec son peuple. Sur le plan de la forme, il s'est mis, en effet, à prononcer ses discours dans une langue compréhensible par les masses populaires des villes et des campagnes. Cela lui a alors valu des bains de foule. A-t-il éprouvé un plaisir charnel ? Peut-être, mais pour lui ce n'était pas l'essentiel. Encore une fois, l'essentiel, pour lui, était de mobiliser le peuple et d'assurer le succès du triple objectif qu'il s'était fixé, construire l'État, parfaire l'indépendance politique par la récupération des richesses nationales, poser les bases du décollage économique.


– MCM : Houari Boumediène qui avait fini par accorder de l'intérêt aux règles du protocole présidentiel veillait à ce que l'Algérie soit, correctement, représentée dans les cérémonies solennelles. Comment, dans la conduite des entretiens diplomatiques, par exemple,cet impératif était pris en compte par Houari Boumediène ?
PB : Il est incontestable que vers la fin de son règne, Houari Boumediène avait été gagné au goût de l'action diplomatique. Il voulait donner à l'Algérie une place qu'elle n'avait jamais occupée auparavant sur la scène internationale. Le Sommet des Non-alignés de 1973 a constitué une étape fondamentale qui a servi de tremplin. L'apothéose de ce redéploiement diplomatique fut, incontestablement, la participation de Houari Boumediène, en avril 1974, à la Session spéciale de l'Assemblée générale de l'ONU où il a prononcé un discours mémorable sur le Nouvel ordre économique international. Le voyage effectué aux Etats-Unis en 1974 reste, à cet égard, un modèle de perfection dans l'organisation matérielle, mais aussi dans la préparation de la substance des entretiens. Regardez le visage épanoui du Président algérien, à l'époque, pour vous convaincre du sentiment de revanche au profit du Tiers Monde qu'il devait ressentir. Houari Boumediène qui a découvert, graduellement, la multiplicité et la complexité des problèmes internationaux s'est pris au jeu. Je l'ai déjà mentionné, il a amélioré sa formation et il a appris à maîtriser les dossiers techniques. Il savait aussi se mettre à l'écoute de ses collaborateurs et pratiquait le travail en équipe. Comme je l'ai écrit dans le livre que je lui ai consacré avec mon épouse, il est passé “des intuitions spontanées aux analyses argumentées, de l'incantation à l'action, de la dénonciation des situations iniques à l'organisation de la lutte”.

– MCM : Je voulais évoquer, plus spécialement, la symbolique du protocole chez Houari Boumediène, dans son usage diplomatique…
PB : Vous voulez mettre l'accent sur l'aspect symbolique du protocole présidentiel tel que le concevait Houari Boumediène ? Ses compagnons et ses proches vous confirmeront que tout révolutionnaire qu'il était, il avait fini par y accorder une importance telle que le regretté Abdelmadjid Allahoum, son Directeur du Protocole, était le seul à pouvoir lui imposer des horaires fixes. Houari Boumediène a fini, en effet, par se plier aux usages protocolaires, surtout, vis-à-vis des étrangers. Probablement, l'usage du burnous, habit traditionnel en Algérie, comportait-il, pour lui, une signification symbolique particulière, une manière d'afficher l'identité retrouvée du peuple algérien. Le protocole demeurait, autrement, assez sobre, sans aspect ostentatoire…

– MCM : Le régime de Houari Boumediène était assimilé, à tort ou à raison, à un régime militaire. Comment appréciez-vous les rapports, bien particuliers en effet, que Houari Boumediène entretenait avec l'armée ?
PB : Les questions militaires n'étaient pas, à proprement parler, de mon domaine de compétences.

– MCM : Vous ne pouvez pas avoir été aussi familier de la situation politique en Algérie et vous ne pouvez pas avoir consacré un ouvrage à la stratégie de Houari Boumediène sans avoir envisagé cette question qui est au cœur de l'itinéraire de l'ancien Chef de l'Etat algérien ?
PB : Si vous insistez, voici, de mon point de vue, les observations susceptibles d'être émises à propos des rapports de Houari Boumediène à l'institution militaire. Première observation, d'ordre technique et organisationnel. Houari Boumediène sachant que l'armée, au lendemain de l'indépendance, serait la seule force soudée et homogène, capable d'impact sur le terrain avait consacré son énergie à la forger à l'épreuve du franchissement des barrages jamais abondonné. Il a su transformer des groupes de combattants épars en de véritables unités de combat. Après l'indépendance, il a réussi l'intégration des wilayates au sein de la nouvelle Armée Nationale Populaire. Ce n'est pas si peu dire. Il a été, incontestablement, le fondateur de l'Armée algérienne, au sens moderne du terme. Deuxième observation, d'ordre politique et institutionnel. Houari Boumediène ne voulait ni d'une armée classique, consignée oisivement dans les casernes, ni d'une armée de « pronunciamiento » selon le modèle latino-américain. Bref, il ne voulait pas d'une armée embourgeoisée, mais, au contraire, d'une armée vivant en osmose avec le peuple, totalement impliquée dans des tâches de soutien au développement. Dans le même esprit, Houari Boumediène qui a compté, évidemment, sur l'armée pour conquérir le pouvoir, s'en est servi comme instrument mais sens lui permettre, à plus forte raison pour son compte propre, de s'ériger en acteur autonome sur la scène politique. Troisième observation, d'ordre symbolique et émotionnel. Houari Boumediène a baigné, sa vie durant, au sein de l'armée et y a conservé, fatalement, de fortes attaches. En rejoignant le maquis et en adoptant un pseudonyme qui le déracinait, en quelque sorte, de ses attaches originelles, il avait choisi, d'une certaine manière, une nouvelle famille. Il n'a, d'ailleurs, recherché, après son départ du Caire, aucun contact avec ses parents qu'il ne rencontrera qu'au lendemain de l'indépendance. Pour mieux connaître la troupe et se familiariser avec les cadres militaires, il avait pris l'habitude, depuis Ghardimaou, de provoquer des réunions studieuses où se débattaient les questions les plus épineuses, de l'évaluation du groupe des détenus du château d'Aulnoy jusqu'aux dispositions des Accords d'Évian, notamment dans leurs projections économiques. La tradition a été conservée après l'indépendance, permettant à Houari Boumediène de tisser des liens solides avec tous les cadres de l'ANP. Je ne fus pas surpris, pour ma part, lorsque m'a été rapportée la formule chargée de symbole qu'il utilisa, à l'occasion, d'une réunion impromptue qu'il provoqua, trois mois avant sa mort, au siège du Ministère de la Défense Nationale : « Comme toujours lorsque je suis accablé je viens vous retrouver vous qui êtes ma seule famille ». Il est possible d'envisager, enfin, une quatrième et dernière observation. Il s'agit des projets que Houari Boumediène nourrissait pour l'armée. Il m'avait confié dans nos conversations sur le POLISARIO, que l'éclatement du conflit du Sahara Occidental lui avait fait prendre conscience de la nécessité du renforcement du potentiel opérationnel de l'armée et, donc, de la consolidation du budget d'équipement militaire. Simultanément, il avait renforcé, de manière déterminante, la formation spécialisée des cadres militaires supérieurs, y compris en les dépêchant à l'étranger. Il entrait, parfaitement, dans ses projets d'avenir de remplacer les cadres hérités de la guerre de libération nationale, par des officiers issus, soit des écoles de Cadets de la Révolution, soit des bancs de l'université puisque les portes des forces armées leur avaient été ouvertes. Il est question, aujourd'hui, en Algérie de rajeunissement et de professionnalisation de l'armée, c'est, de toute évidence, le fruit des efforts prodigués alors qui est récolté …


– MCM : Et les services de renseignement, faisaient- ils l'objet d'un traitement particulier ?
PB : Je l'avais interrogé à ce sujet. Il s'était montré discret mais avait précisé qu'ils relevaient directement, du Chef de l'Etat pour éviter les dérapages.Houari Boumediène s'appuyait, probablement, sur les informations et les évaluations des services de renseignement, cela s'est vérifié pour le conflit du Sahara Occidental, mais il n'était pas prisonnier de ces seules sources…


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