Ces espaces verts sont carrément pris d'assaut par des centaines de familles en manque de récréation et surtout d'évasion durant les journées de repos. Retour à la vie ! Des centaines de véhicules défilent sur le chemin escarpé de la montagne. Des barbecues dégagent des odeurs fortes et épicées, des rires aux éclats, des chants et une armée de chérubins s'amusent dans le décor paradisiaque de cette forêt de cèdres revenue à sa virginité. Nous sommes à Chlaâlaâ, la montagne qui domine Batna sur son flanc ouest, un havre de paix transformé en maquis terroriste par le GIA puis par le GSPC, et fermé par l'ANP depuis 1992 pour cause d'insécurité. Comment décrire ce tsunami humain composé d'une population très longtemps assignée chez elle et privée de la liberté de circuler, de pique-niquer, de se balader et de se détendre dans la forêt ; en un mot : vivre ? On les voit le week-end se jeter sur cet espace comme des fauves affamés, croquant la vie à pleines dents et brisant le mur psychologique de la peur en se réappropriant leur forêt. Il a fallu 19 ans pour les habitants de la commune de Oued El Ma pour faire leur «intifadha» et forcer la réouverture de cette route qui les relie au chef-lieu de wilaya de Batna sur 28 km. Durant ces deux dernières décennies, ils devaient parcourir 50 km via Merouana ou Seriana pour rallier Batna ; en plus du démon de l'insécurité, ils ont vu leur région frappée de plein fouet par l'enclavement et perdre son modeste potentiel économique, réduit à néant par la suppression de la route, le nerf de l'économie. Mais le 8 mars dernier, le jour était venu pour qu'ils mettent un terme à cette situation, ils ont manifesté, ont fermé le siège de l'APC et forcé les autorités de la wilaya à les écouter et les convaincre que plus rien ne justifie la fermeture de cette route : l'ancienne RN77 qui, plusieurs décennies durant, était la seule route et le plus court des chemins entre la capitale des Aurès et Alger. L'élan des jeunes de Oued El Ma La montagne est littéralement prise d'assaut par des centaines de familles visiblement en manque de récréation. Le coin, il est vrai, est merveilleux et a été gardé à l'abri, l'homme absent, deux décennies durant, ce qui a permis à la cédraie de se régénérer, elle qui a subi des bombardements, des incendies délibérés et les ravages de la sécheresse. Mais l'enchantement est garanti : Acherchar, As Saha (la place), Tinezwagh, Berdjem sont des noms de lieux à découvrir absolument. Les jeunes de Oued El Ma sont les premiers à avoir compris l'enjeu économique et la valeur ajoutée qu'implique cette réouverture. Le printemps aidant, ils ont, dès les premiers jours, investi les lieux, créant à partir de rien des haltes récréatives qu'ils proposent aux visiteurs. Moins de trois semaines après la décision de réouverture, les fins de semaines connaissent des rushes de citadins. Même les militaires qui assurent la sécurité au poste de l'ANP, situé au col reliant les deux versants, sous le pic de Chlaâlaâ (2322 m d'altitude), s'en réjouissent. «Depuis la réouverture, on leur ramène la presse, à manger et même le flexy. Ils sont reconnaissants et nous disent qu'ils sont contents de revoir passer des humains», affirment Rafik, un enseignant universitaire, originaire de Oued El Ma. Les jeunes de cette très ancienne commune se regroupent au sein d'associations et tentent d'organiser l'activité. Rafik, Mourad, Khaled, Lotfi et beaucoup d'autres multiplient les initiatives et les contacts pour faire la promotion de la destination. Ayant à l'esprit l'avance qu'ils ont pris sur les pouvoirs publics, ils refusent de s'y aventurer, étant conscients de la taille de l'enjeu. Cap sur l'écotourisme La forêt est immense, elle offre des potentialités touristiques et économiques certaines, mais elle est tout aussi vulnérable et ne peut supporter un tourisme de masse et des investissements anarchiques qui ignorent son caractère particulier. Il est une priorité qui ne saurait attendre : la réfection de la route. Toute la partie, la plus difficile, celle du versant de la montagne qui descend vers Oued El Ma, a été sérieusement dégradée et nécessite l'élargissement de la chaussée, compte tenu du trafic important qui s'annonce, car longtemps non utilisée, des arbres ont poussé sur le goudron. Les automobilistes qui utilisent désormais la route sont souvent contraints de serrer dangereusement sur le bas côté lors d'un croisement avec d'autres véhicules. A la direction des travaux publics, une fiche technique est en préparation, nous affirme le DTP, en attendant l'inscription d'un projet pour prendre en charge cette priorité, mais le projet n'aboutira pas avant deux ans au moins. D'ici-là, il est à craindre que cet axe connaisse de sinistres accidents de la circulation, d'autant que des comportements dangereux se font déjà remarquer. Face à l'enthousiasme manifesté par la population de Oued El Ma et le foisonnement d'idées et de projets, on ressent comme une nonchalance de la part des autorités. Or, la fragilité du site et l'ampleur des investissements potentiels dictent une indispensable implication de l'Etat. Les responsables du tourisme, de l'environnement, de la conservation des forêts et les élus communaux doivent se réunir autour d'une table en associant le mouvement associatif, pour accorder les violons et avancer selon une démarche commune qui mesure tous les aspects du projet. C'est du moins l'avis des jeunes représentants de la population de Oued El Ma directement concernée par l'avenir de ce patrimoine. Si l'offre et la demande sont garanties, reflétant la pulsion de vie chez les Algériens des Aurès, l'activité sociale et économique doit être normalisée selon les impératifs de l'écotourisme et tout le monde sera gagnant.