Du trauma de sa jeunesse, son grand talent a tiré une œuvre tragique et universelle. -Quel écho vos œuvres ont-elles à Belgrade ? J'entretiens une relation étroite avec la Yougoslavie. En réalité, j'existe entre deux espaces géographiques : mon pays de naissance et celui où je vis, la France. Et je tiens à maintenir le lien entre les deux. Deux expositions sont prévues en mai 2013. Les médias yougoslaves publient des articles relatifs aux expositions programmées en France. Et il est de mon devoir de leur montrer concrètement mes peintures. -Votre peinture est métaphorique, chargée de symboles et de significations allégoriques. Quelles sont les figures dominantes dans votre œuvre ? La figure humaine est l'élément central de ma peinture. Elle est représentée dans tous ses états et toutes les positions. Elle est entourée de deux autres éléments qui constituent également la matrice de ma peinture : la nature et les animaux, en l'occurrence les rats, les chiens et les oiseaux de proie tels que les rapaces et les charognards qui se nourrissent de cadavres. Lors de ma dernière exposition organisée aux «Abattoirs», le Musée d'art moderne et contemporain de Toulouse (2011), nous avons constaté une redondance des thèmes d'une salle à une autre. Des sujets traités dans les années 60 ont réapparu en 1990. L'organisation chronologique de cette exposition a permis de mettre en lumière les différentes manières de traiter le corps humain. Par moments, cette figure humaine avait complètement et volontairement été éliminée. Ce type de configuration a également mis en évidence des variations dans mon traitement du mouvement. -Votre peinture revêt une dimension tragique qui a une fonction cathartique. Votre représentation picturale joue un rôle de purification, libère les peurs, les angoisses, les fantasmes. Qu'évoque pour vous ce type de lecture ? Peindre est un acte de libération et d'expiation. C'est par le geste créateur que j'exprime mon rejet de la violence. C'est d'abord à mon niveau que s'établit le dialogue avec l'image, puisque lorsque je peins, je me livre à un échange avec ma création. J'agresse le support et cette communication devient un combat. Ma peinture suscite deux attitudes chez les spectateurs : l'adhésion car les thèmes, les images et les métaphores leur permettent de réfléchir sur le monde. Et le rejet et le refus en bloc. Ces deux attitudes me réjouissent. Je ne supporterais pas un comportement d'indifférence. Par la peinture, j'invite le regardeur à réfléchir sur les violences qui sont une réalité quotidienne dans plusieurs contrées du monde. Ce qui me semble important, ce n'est pas tant les apports du geste créateur à l'artiste mais ses effets sur le regardeur. Une peinture qui ne provoque pas un dialogue est, de mon point de vue, un échec. L'échange entre la toile et la personne qui la regarde est absolument nécessaire pour l'artiste. Le contact que j'ai eu avec le public durant l'exposition au musée de Toulouse était bouleversant. J'ai vu des gens pleurer. Je les ai vus regarder, chercher, décortiquer. C'était une expérience très intéressante et émouvante. -Certaines de vos compositions mettent en scène une vision christique des corps, mutilés, suppliciés, crucifiés... Cette vision puise-t-elle dans l'iconographie chrétienne ? Certaines représentations ont un lien avec cette iconographie. Je ne suis pas croyant. Mais c'est la notion du mal, de la souffrance, de l'agressivité que nous portons en nous que je mets en lumière. L'histoire de l'art regorge d'iconographies de ce type. Il existe en Serbie des fresques dans des monastères qui datent des IXe et Xe siècles. De nos jours, on ne crucifie pas le Christ, mais l'homme. C'est ce déplacement et ces actes de violence que je montre en images. Des scènes de crucifixion pendant la guerre de Yougoslavie étaient insupportables et inadmissibles. -Vos représentations humaines sont exclusivement masculines. Comment expliquer l'absence du féminin dans votre peinture ? J'ai réalisé quelques compositions représentant des femmes en situation d'accouchement. Ces parturientes font partie d'une série de toiles qui mettent en évidence des naissances qui ont lieu dans une violence effroyable. La présence du corps masculin est prédominante dans ma peinture pour plusieurs raisons. D'abord parce que l'anatomie de l'homme m'est proche et familière, étant donné que je suis un homme. C'est en quelque sorte mon corps que je mets en image. Puis elle me permet d'exprimer cette violence, certes pas étrangère aux femmes, mais qui est notamment le fait des hommes qui sont en grande partie «coupables» de ce qui nous arrive. -Les corps sont anonymes, très souvent vus de dos. Ils n'ont ni tête, siège de la réflexion, ni visage, surface de révélation de soi. Il émane une idée de stagnation et d'empêchement. L'homme échappe-t-il à toute volonté individuelle ? Il fut une période où, dans ma peinture, les corps représentés étaient sciemment amputés de leurs têtes pour mettre l'accent sur l'anonymat de ces êtres et sur l'absence de volonté individuelle. Je voulais montrer que l'homme est privé d'initiatives et contraint de vivre dans un huis clos. Cette représentation de l'homme empêché exprime ma vision de la vie. Nous vivons dans un monde caractérisé par une absence de liberté individuelle. Nos chemins sont tracés. Nos choix sont plus ou moins imposés. Cette absence de liberté qui entrave l'action de l'homme me touche profondément. -Votre univers pictural est fantastico-morbide. Il est chargé d'atrocité et de sauvagerie. Il est «la représentation de ce qui a été agi». Quelle est la signification de cet angle de vue ? C'est la trace de ce qui s'est passé sur le champ de bataille que je mets en scène et propose au regard. L'horreur que je donne à voir après le mal est la preuve de notre échec. Dans ce combat pour la survie, nous sommes les perdants face à un ennemi qui est omniprésent. C'est cette faillite humaine que je tente de montrer à travers ma peinture. -Racontez-vous en peinture l'épopée de l'absurdité de la vie et de la mort ? Ma peinture évoque la vie, la naissance et ce coup fatal qui est la mort. On ne peut pas y échapper. Tout un pan de mon travail met en scène l'itinéraire suivant : l'entrée en scène (naissance), la marche (la montée) et la chute qui est la finalité de l'homme. Nul ne peut y échapper. On tente de repousser ce délai mais on n'y parvient pas. -Trois couleurs dominent vos compositions : le noir-ombre, le rouge-vif et le gris-cendre. Ont-elles une fonction symbolique ? Je ne suis pas très intéressé par les couleurs vives. Mais, de temps en temps, il y a, dans ce que je peins, une échappée vers le rouge et le gris. Le noir est une couleur très lumineuse. Je pense que l'on peut être coloriste en utilisant le gris-noir qui est une palette incroyablement riche. Ces couleurs correspondent parfaitement aux messages véhiculés à travers mes créations picturales. -Dans cette domination du sombre, un halo de lumière représenté par une minuscule couche de blanc, traverse vos œuvres. Est-ce là un espoir de sortie de ce huis clos infernal ? Ma peinture évoque la mort et le néant, le bien et le mal. L'image de la terre brûlée envahie par le feu, les nuages et le sang est très prégnante. J'introduis, cependant, de la couleur blanche pour suggérer que le désastre a une limite et l'idée que l'existence d'un espace qui ouvre sur une vie sans violence est possible. La lumière et l'optimisme sont à peine évoqués, mais suggérés tout de même.