Après cinq mois et demi de frappes, Vladimir Poutine surprend la communauté internationale en se désengageant de la Syrie. Si le bilan paraît clair – les Russes ont remis la balle dans le camp militaire et diplomatique de Bachar Al Assad –, quelles sont les raisons de ce retrait ? Décryptage. L'annonce en a surpris plus d'un. Après 168 jours, soit cinq mois et demi de frappes aériennes et d'opérations terrestres en Syrie, le président russe, Vladimir Poutine, a décidé de retirer la «majeure partie» de ses troupes engagées dans la guerre contre le terrorisme au Moyen-Orient. Entre ricanements des supporters des factions rebelles en Syrie et l'étonnement des capitales occidentales, comment interpréter la décision du président russe et quel bilan aura laissé cette opération militaire de type inédit ? En termes militaires, la Fédération de Russie a réinventé le concept de corps expéditionnaire, en l'allégeant au maximum, tout en lui conférant une puissance de feu inédite. La différence avec les opérations occidentales, de type «guerre du Golfe», réside dans la légèreté du dispositif, le caractère robuste des appareils, la variété des munitions utilisées et la polyvalence des avions. De plus, cette opération aurait coûté moins d'un milliard de dollars au contribuable russe. Pour l'armée russe, cette opération a permis la mise à exécution d'une nouvelle doctrine d'emploi des forces en opération extérieures et de tester les nouveaux concepts de combats hybrides. Elle lui a aussi permis de tourner complètement le dos à sa campagne médiocre de Géorgie en 2008, en réussissant, enfin, à négocier le virage de la guerre net-centrique (qui utilise les informations recueillies par les drones et les armes intelligentes) par l'utilisation massive de reconnaissance aérienne, de drones et de tirs de précision. Bombes lisses L'originalité de cette guerre a aussi été de permettre à l'armée russe de littéralement purger ses stocks de bombes lisses datant de l'époque soviétique et de faire valider par le feu de nombreuses armes nouvellement mises sur le marché : les bombardiers et chasseurs Su34 et 35, des missiles longue portée Kh101, des systèmes de guidage qui redonnent vie aux munitions obsolètes et aux anciens appareils SVP 24 et aux systèmes antiaériens en pelure d'oignon. Enfin, la Russie a démontré qu'elle avait restauré sa capacité à frapper des cibles à des milliers de kilomètres de ses bases. Les tirs de missiles à partir de petits navires en mer Caspienne ou de sous-marins Kilo en Méditerranée ont eu un effet dévastateur sur l'hégémonie américaine sur les missiles tactiques de longue portée. Concrètement comment se traduira ce retrait sur le terrain ? Le gros des avions et des troupes partira ou est déjà parti. Non seulement la Russie garde sa base navale stratégique de Tartus, mais elle s'approprie aussi au passage la base aérienne de Hemeymim qu'elle a améliorée et occupée ces derniers mois, pour en faire une tête de pont permanente en Syrie. Elle y laissera des hélicoptères et des avions et surtout l'ensemble des «conseillers militaires», qui ont pratiquement révolutionné une partie de l'Armée arabe syrienne (AAS), en contribuant à la création de la brigade Nimr et sa formation aux techniques de guerre asymétriques. Rôle trouble Seul bémol, la Russie n'a clairement pas gagné la guerre en Syrie, ni contre le groupe Etat islamique ni contre les factions rebelles. En revanche, les bombardements et les conseils sur le terrain ont, pour la première fois depuis quatre ans, permis à l'AAS de regagner du terrain. Alors que les rebelles de Jabhet Al Nosra, se trouvaient aux faubourgs de Latakiyeh, l'offensive russe les a repoussés et a fait gagner 10 000 km² à l'AAS qui a pu reprendre des villes stratégiques et 500 villages. L'armée syrienne a aussi pu arracher les champs pétroliers de Palmyre des mains de l'EI et est en passe de reprendre la ville-symbole. Plus objectivement, l'offensive combinée a permis de stériliser la bande frontalière avec la Turquie, d'où provenaient les hommes et les approvisionnements des différents groupes et d'oblitérer les capacités de l'Etat islamique à exporter le pétrole et donc de se financer. 2900 camions-citernes détruits et 209 sites pétroliers réduits en cendres, ce sont des millions de dollars que percevaient les administrateurs du califat, qui leur permettaient d'acheter une certaine paix sociale et de financer l'effort de guerre. Cette guerre a aussi mis à nu le rôle trouble de la Turquie dans ce conflit. L'ordre des autorités d'Ankara d'abattre le Su24 russe à la frontière turco-syrienne a été un tournant de ce conflit, il a marqué de manière tragique le rejet de l'opération russe par la Turquie et coûté à Moscou son seul mort au combat. Il en résultera une intensification des frappes contre les rebelles turcophones et la couverture permettant le passage des forces kurdes du YPG de l'Euphrate, véritable ligne rouge pour la Turquie, qui bombardait les Kurdes en Syrie à chacun de leur passage. L'odyssée russe en Syrie a-t-elle connu des revers ou des points noirs ? Oui, certainement, le premier étant le nombre de dommages collatéraux occasionnés par les frappes. Plus de 2500 civils auraient péri sous les bombes russes en six mois, selon de nombreuses ONG sur place. La perte du Su24, abattu par la Turquie, vécue comme une humiliation en l'impossibilité de représailles. Le fait de partir sans avoir complètement défait l'EI ou libérer l'ensemble du territoire syrien a aussi dû laisser un arrière-goût amer à Vladimir Poutine. Mat en trois coups Alors quelles auraient été les raisons qui ont poussé le président russe à précipiter le départ de la majorité de ses troupes ? Selon de nombreux médias russes, Poutine, en joueur d'échecs, essaye de faire mat en trois coups. D'abord, une invitation contrainte par la démonstration de force russe aux belligérants non syriens de se retirer. Ensuite, faire respecter le plan de paix complexe mis en place : application de la résolution 2254 de l'ONU, cessez-le-feu déjà en vigueur, programme de réconciliation tribal et les élections législatives. Enfin, éviter l'internationalisation du conflit en refusant la confrontation avec la Turquie et en annihilant les espoirs d'intervention saoudienne en Syrie, en y maintenant une présence menaçante. D'autres observateurs russes, plus critiques, estiment que Poutine a réussi à éviter de trop marcher sur les pieds de l'Iran avec qui la cohabitation devenait difficile et aussi d'avoir privilégié la sortie sans dégât à la résolution réelle de la crise. Dans le camp occidental, la surprise de l'annonce a eu l'effet de tétaniser les décideurs politiques, les russosceptiques et même les kremlinologues les plus réputés. Un média américain conservateur, Fox News, a résumé l'état dans lequel l'annonce a mis les responsables à Washington dans une phrase éloquente : «Les Etats-Unis sont comme un enfant perdu dans les bois du chaos proche-oriental. Envers et contre tout, le président russe a réussi à inciter la majorité de la communauté internationale à accepter le président syrien.» Bien que la Russie retire ses troupes de Syrie, elle continuera d'occuper une position forte dans la région, et Bachar Al Assad restera longtemps au pouvoir, même si les négociations de paix échouent. Entre temps, alors que rien n'est fini en Syrie, Vladimir Poutine a réussi à imposer, sans frais et très rapidement, la Russie comme acteur majeur dans un Moyen-Orient dont les crises à répétition rebutent les Américains.