Targa en tamazight, synonyme de rigole en langue de Molière, est un système d'irrigation jadis connu en Kabylie. A Chorfa, une commune de l'est de la wilaya de Bouira, c'est l'histoire de Targa Ouguellid (La rigole du roi), qui fascine le plus. Elle est associée à une ancienne légende que les habitants de cette municipalité, les vieux notamment, se racontent toujours. Mais au fil du temps, les versions se sont multipliées. Le récit est attribué tantôt à un roi, tantôt au saint patron de la région, dénommé Sidi Amar Chérif, dont l'époque est située entre les XIe et XIIe siècles du calendrier grégorien. Son mausolée existe toujours dans le cimetière du nord-est de la commune de Chorfa. L'histoire commence lorsqu'un groupe de soldats a fortement exacerbé la colère de la population par sa conduite grossière. Averti, Amar Cherif prend les choses en main et décide d'infliger un châtiment, non pas aux soldats, mais à leur chef. Par l'un de ses pouvoirs magiques, le marabout, Amar Cherif, le métamorphose en femme. Ne sachant quoi faire pour retrouver son apparence originale, l'infortuné chef militaire décida alors de se plier devant le saint patron et de présenter ses excuses. C'est à ce moment-là que le marabout posa sa condition. Il exigea du chef militaire d'ordonner à ses soldats de creuser le long canal de la rigole, en contrepartie de la levée de la malédiction. Chose dite, chose faite ! D'autres personnes, comme Mokrane et Mohand, deux quinquagénaires plus sceptiques, estiment que la rigole du roi existait bien avant. Pour eux, elle date probablement de l'époque romaine. Ils appuient leurs dires par les quelques vestiges, de la poterie notamment, trouvés un peu partout dans ce territoire au sud-est de la municipalité. Il semblerait qu'un camp de l'armée romaine a été établi dans ces lieux. Nos interlocuteurs affirment que même les oliviers de cette région ont été plantés par les Romains. Les troncs gigantesques dits «Agrour» de ces arbres renseignent sur leur ancienneté. D'ailleurs, jusqu'à maintenant, les oliviers de cette région sont appelés «Tigoussa N'romane» ou «Boutures des Romains». Plus dubitatifs, d'autres pensent que la rigole est l'œuvre des Turcs, en fournissant un seul argument. La rigole longe une ancienne route dite du «baylek». Aucun de ces récits n'attribue l'œuvre de la rigole du roi à la population autochtone. Force est de regretter qu'il n'y ait pas eu –pour l'heure du moins – d'étude historique ou archéologique pour lever le voile sur son origine. Fonctionnement et partage de l'eau C'est au mois de mars, lors des premières fontes des neiges du Djurdjura que les habitants de Chorfa procèdent chaque année à l'aménagement et au nettoyage de leur célèbre rigole. Un appel au volontariat est lancé une semaine avant l'entame des travaux. Le jour J, chaque personne se munit de sa pelle, de sa pioche, d'autres de galettes et de denrées alimentaires, et le festin commence. Pour que la rigole fonctionne correctement et sans interruption, les premiers habitants de la région ont construit une digue dans le lit de l'oued Tiksiridène, qui se ressource des montagnes de la chaîne du Djurdjura, ce qui permet à l'eau de la rivière de s'accumuler tranquillement. A la bouche de la digue commence donc la rigole qui s'étend sur quelques centaines de mètres, puis se scinde en 3 rigoles, dans un lieu appelé «Letlata». Une rigole principale qui poursuit son chemin vers l'ouest sur environ 5 kilomètres, et deux autres vers l'est et le sud. Chacune des ces rigoles, alimente les vergers d'une région bien précise via un réseau de canaux d'arrosage. Le partage de l'eau se fait selon l'importance de la superficie à irriguer. Jusqu'aux années 1990, les jardins poussaient partout dans la municipalité de Chorfa. L'eau était disponible durant presque toute l'année. Mais les changements climatiques des deux dernières décennies ont provoqué un assèchement précoce de l'oued Tiksiridène. L'eau de Targa Ouguellidb ne coule qu'en l'hiver et au printemps. Dans le passé lointain, la rigole du roi avait aussi un autre rôle. Celui de faire fonctionner «Tissirth Ameur», ou «le moulin d'Ameur», sis à quelques dizaines de mètres de la source de la rigole. Les vestiges de ce moulin sont encore visibles. Une autre rigole dénommée «Rigole du syndicat», datant de l'ère coloniale, permettait d'arroser de milliers d'oliviers de l'ouest de la commune. Elle a été captée à partir de l'oued Iwaquren et finit sa course aussi près du centre-ville de Chorfa pour se connecter avec la rigole du roi. Les deux rigoles se rejoignent en un l canal qui arroche la partie centrale. Targa Ouguellid menacée de disparition L'urbanisation effrénée et l'avancée du béton réduisent chaque année la longueur du réseau interne de la rigole du roi. C'est un patrimoine en déperdition. Les nouvelles constructions bâties sur son chemin l'ont complètement obstruée à certains endroits. Les anciens jardins familiaux ont pratiquement tous disparu. L'autre problème ayant conduit à l'abandon partiel de ce procédé traditionnel d'irrigation, c'est la pollution qui a touché les eaux de l'oued Tiksiridène. Les rejets d'égouts en provenance de la commune d'Aghbalou finissent leur course dans ce cours d'eau. Les services d'hygiène de l'APC de Chorfa interdisent l'usage de ces eaux à des fins d'irrigation. Cependant, malgré cette interdiction, la population ne veut pas rompre avec la tradition de leur rigole. Pour ce qui est de la «Rigole du syndicat», celle-ci a complètement disparu ces dernières années malgré la disponibilité de l'eau. Les milliers d'oliviers ont toujours soif.