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Mouloud Mammeri : Une démarche pragmatique et programmatique
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Publié dans El Watan le 03 - 03 - 2018

«La justice de l'intelligence est la sagesse. Le sage n'est pas celui qui sait beaucoup de choses, mais celui qui voit leur juste mesure.» Platon
Les œuvres romanesques et scientifiques de M. Mammeri montrent une profonde interconnexion et indissociabilité et une démarche intégrant à la fois le caractère critique et un fort pouvoir de résolution des outils d'analyse utilisés, l'art de capitaliser les expériences des agents de production et de reproduction de notre culture et ses valeurs, et la grandeur des hommes distingués du corps social maghrébin qui ont donné un sens à la culture vécue par leur fonction de régulation et d'innovation de manière à l'adapter aux mutations violentes dans les périodes de crise et de déclin.
Fondée sur une dualité positive, la démarche de M. Mammeri incarne la sentence de Platon : il traite des choses de l'esprit, va à leur profondeur et à la mesure de ce qu'elles sont pour tenter d'accéder au noyau de la vérité en toute sagesse et intelligence.
Elle est à la fois une démarche réflexive critique de réappropriation et de développement de la langue amazighe et de la tradition orale (collecte et consignation sur des supports divers), une démarche de restitution et de re-situation dans les contextes historique, sociologique, anthropologique, géographique et universel, une démarche communicative et pédagogique pour faire émerger à l'échelle mondiale nos êtres linguistique, culturel et sociétal en tant qu'émanation d'une construction humaine sur une vaste étendue géographique et d'un processus de sédimentation plusieurs fois millénaire.
C'est aussi une démarche pragmatique en ce sens qu'elle incarne l'acte et la performativité, et programmatique, par sa projection dans le futur en déclinant les voies et projets ouverts aux générations d'après.
Dans cette perspective à la fois courageuse et incommode, M. Mammeri fut un visionnaire en occupant une position centrale certes inconfortable mais sûre, de seul contre tous, armé de son omniscience et sa volonté d'homme multiple avec pour unique arme, son intelligence et l'étendue de sa culture.
C'est pour cela qu'une telle démarche doit nous inspirer, nous inciter à réfléchir et recentrer l'action à mener aujourd'hui pour refocaliser la résultante de nos efforts sur l'essentiel qui est pour l'heure cet objet en dégradation pour ne pas dire menacé devant l'inertie et l'indifférence des principaux concernés qu'ils soient acteurs ou simples locuteurs : le capital linguistique amazigh.
Il suffit de tendre l'oreille autour de nous dans les fins fonds des villages, villes et contrées, d'écouter ceux qui se lamentent quotidiennement sur les faisceaux hertziens des radios et des chaînes de télévision qui distillent subrepticement des images dans les créneaux marginaux accordés à la langue amazighe pour rehausser leur audimat, pour réaliser que celle-ci semble loin de constituer un point focal de leurs préoccupations mais qu'elle est en proie à toutes les formes de distorsions nourrissant un processus de dégradation et de folklorisation engagé qui, s'il se continuait, compromettrait sérieusement l'avenir de ce bien de l'humanité.
L'érosion de ce précieux capital linguistique est inquiétante tant la dynamique de réappropriation par l'enseignement et la recherche attendue et espérée n'est pas des plus prometteuses en raison de son caractère marginal dans les politiques publiques et de l'insuffisance de sa force de frappe. Les objectifs à atteindre sont nettement disproportionnés relativement aux efforts modestes, incertains et limités des uns et des autres.
Là aussi, pour rester dans la mesure, nous avons de précieuses leçons à recevoir de la démarche de M. Mammeri face à une situation paradoxale : c'est au moment où les temps étaient durs et les moyens quasi-inexistants que la langue amazighe a le mieux progressé dans des cadres souvent informels si ce n'est interdits et c'est en cette période de relative ouverture et de production autorisée qu'elle affronte ses pires déboires.
Nous vivons un état de dépravation littéraire et linguistique caractérisé par la création d'une foultitude de météorites destinés à la consommation, nés de processus disparates et incontrôlés à travers des canaux qui font office d'autorité et de référence au point où tamazight est piégée dans une trappe dominée par l'écholalie généralisée, devenant ainsi une sorte de trou noir engloutissant indifféremment ces horribles inventions de la science infuse.
Il suffit qu'un individu X, détenteur d'une carte d'autolégitimation de spécialiste, proclame quelque fait sur un de ces canaux pour qu'il passe pour une vérité absolue ; on se soucie peu de son statut, de ses références et de ses potentialités scientifiques à intervenir sur la langue ou à révoquer ce que d'autres ont mis du temps à construire.
Dès lors, ces étrangetés, fruits d'une folklorisation outrancière, font intrusion dans les produits artistiques, publicitaires et autres fourre-tout radiophoniques et télévisuels et accélèrent le processus de fragilisation et de dégradation de tamazight tout en freinant les constructions positives depuis notamment que celle-ci est passée du «statut de langue nationale dans ses variétés linguistiques» tolérées à celui de «langue également nationale et officielle» par tranches, telle une fonction mathématique affine par morceaux, qui demeure à concrétiser à terme par le truchement d'une loi organique qui reste aussi à promulguer.
Elle est donc devenue un instrument potentiel générateur de profits conforté en cela par de présupposées fonctions d'officialité en attente de lui être attribuées.
Restant confinée jusqu'à preuve du contraire dans un statut de résidus tolérable sans compétence statutaire, sans compétence légitime hormis celle d'être une valeur vivace qui continue à fonctionner tant bien que mal, forte de ses propres ressources et d'une puissance intrinsèque hors du commun, la langue amazighe voit chaque jour sa compétence technique mise à rude épreuve par les actes délibérés des nombreux intervenants qui s'accordent une auto-légitimité par divers artifices, notamment lorsqu'ils se retrouvent investis de fonctions dans des espaces censés agir dans les voies de son développement et de sa promotion !
Pour le moins incommode, cet état délétère et confus a induit le passage brutal d'une production utile scientifiquement contrôlée doublée d'une forte valeur symbolique à une inflation productive invasive, incontrôlée, plutôt prosaïque, favorisée par la prolifération de canaux médiatiques télévisuels notamment. Ce qui n'est pas sans dommages pour la langue amazighe.
Cet état est aggravé par le rejet des néologismes déjà intégrés et le recours systématique à l'emprunt-sans-limite non motivé et à l'escamotage des matériaux empruntés par un processus intégratif inapproprié et approximatif, l'instinct de profit surpassant toute considération d'intérêt linguistique.
La référence à l'existant est rarissime tandis que les règles élémentaires de production sont ignorées de ces nombreux «créateurs» devant la quasi vacuité du champ scientifique et intellectuel et, partant, l'absence d'autorité avérée et d'éthique dans ce champ, sans compter l'inexistence d'espaces appropriés dédiés à la régulation de la langue et, qui sont en attente … de naître, une fois l'officialité réellement consacrée, l'article 4 de la Constitution étant noué par une condition fallacieuse majeure d'applicabilité qui risque de durer.
Dans sa contexture, celui-ci nourrit subtilement l'image du fameux chat de Schrödinger, en entretenant une forme d'état duel d'être et de non être à la fois, devant être levé par la suppression de la conditionnalité de promotion comme pré-requis explicite au caractère différé de son officialisation si l'on veut que l'on avance.
En ces temps d'incertitude et d'échappées hérétiques des uns et des autres, le rôle de l'intellectuel collectif, et non de l'intellectuel engagé que M. Mammeri refusait d'endosser de son vivant car empreint d'une connotation négative, est à jamais interpellé.
Fort de ses convictions et après une courte expérience non concluante, M. Mammeri a su s'extraire de l'emprise de la domestication institutionnelle et de ses habitus pour ne pas être asservi et devenir esclave de schèmes et dogmes qui engeôlent et stérilisent la liberté d'esprit. Ce rôle de l'intellectuel collectif qu'il a endossé pertinemment et intelligemment lui a permis d'initier et d'asseoir un processus continué de réappropriation et de création fort utile à la promotion de la langue et culture amazighes.
Malgré toutes les vicissitudes, la dynamique qu'il a engagée à un moment crucial de notre histoire, a cristallisé les ingrédients nécessaires à la réussite d'un challenge difficile pour la langue amazighe, celui du passage à l'écriture, pour nous retrouver aujourd'hui confrontés malheureusement à une situation contrastée.
Nous sommes souvent fascinés par les créations opérées par M. Mammeri avec un ancrage linguistique et sociologique profond, par la subtilité et l'habileté avec lesquelles il les a façonnées et habillées pour traduire des charges sémantiques pertinentes, mais l'amertume et la déception nous gagnent lorsque des inexpérimentés se mettent à les écorcher, les manipuler et les discréditer au nom de la science des mots, pour ne pas dire la néologie, ou encore, au nom des concepts indécis et déstructurants des théories et fonctionnements polymorphiques des langues.
Pour illustrer la démarche silencieuse de l'auteur de poèmes kabyles anciens à une époque si difficile mais ô combien fructueuse et salvatrice, citons le terme tasdawt, forgé pour désigner l'université et dont la racine rappelle l'idée de rassembler, d'unir, que l'on retrouve dans le mot asdaw, barrage, espace de collecte des eaux, de rassemblement, à rapprocher de tamda et qui appelle l'idée de sdu/mmuddu, réunir, s'unir qui renvoie par dérivation à dew, ddu, qui a fourni également par processus dérivatif, imidi, ami, compagnon, tidiwt, union par l'amitié, timmidwa, bon accord, etc.
Imaginez cette leçon du comment produire du lexique, comment produire du sens. Bref, comment se travaille un concept profond, un champ notionnel, et une zone lexico-sémantique altérée à reconstituer pour une langue réputée avoir été mise au sarcophage.
Au-delà de la doter d'un métalangage, de formaliser sa grammaire, de mettre en place un lexique de berbère moderne, M. Mammeri nourrissait l'espoir de la voir devenir un jour langue du savoir. Il trace dans ce sens et sans complexe la démarche et le programme à suivre dans une interview accordée à la revue Tafsut en 1981. Evidemment, cela a nécessité du temps et un investissement souvent opéré au détriment de sa vie privée et professionnelle.
C'est un effort non rémunéré, un sacrifice qui semble être ignoré aujourd'hui, au nom d'une forme de suprématie scientifique auto-octroyée qui s'accommode fort bien d'une sorte de légitimité dominante de ses tenants ou, encore mieux, au nom de ce que Bourdieu englobe dans une théorie de l'effet de la théorie qui, en contribuant à imposer une manière plus ou moins autorisée de voir le monde social, contribue à faire la réalité de ce monde, l'objet étant évidemment ici la langue amazighe.
Au lieu de conjuguer l'essentiel des efforts sur l'amélioration, l'enrichissement, la réappropriation du lexique et de la production de sens, on déblatère contre ce qui a été produit dans des circonstances particulièrement difficiles au prix d'un fort investissement personnel né de la puissante empathie pour cette langue et de sa connaissance méticuleuse et fouinée de son environnement sociolinguistique et anthropologique.
Loin de la frénésie actuelle autour de questions sibyllines redondantes et anesthésiantes du choix de la graphie, des variantes régionales, etc., qui polluent la sérénité d'une approche réfléchie de son développement, les travaux de M. Mammeri nous interpellent au premier degré pour un renouveau dans l'art et la manière d'appréhender ce développement et, plus généralement, celui de notre culture pour qu'elles demeurent en cette phase expansive du spectre de la menace de la dilution et de la déperdition des biens culturels et linguistiques de l'humanité face au phénomène invasif et uniformisant de la mondialisation et des aspects utiles et contraignants des nouvelles technologies de l'information et de la communication.
C'est dans cette optique que M. Mammeri a toujours mesuré le sens de l'action en profondeur, en termes de substance, de l'être et de l'existence même d'un peuple, d'un groupe et d'une culture. A ce titre, il interroge cette essentialité sur la base de menus détails pouvant paraître anodins mais qui, dans les faits, revêtent une importance capitale pour resituer et restituer les choses sur une échelle des valeurs, valeurs humaines, valeurs historiques et valeurs sociétales, une remise en place des choses et une remise en question de prétendus admis ou, tout simplement, de préjugés dévalorisants.
Cette réinsertion et cette restitution nécessaires dans l'Histoire du monde méditerranéen notamment, devant les matrices culturelles grecque, romaine ou gréco-romaine et autres, redonnent l'habitus réel à notre langue et notre culture et une place convenante et convenable à notre histoire et notre société. Cette approche peut être illustrée par un exemple que M. Mammeri aime à citer : il pense que la déesse Athéna tire son origine d'une divinité libyenne en se fondant sur le fait que l'historien Hérodote dit que son accoutrement est celui des femmes libyennes.
Puis, il en vient à l'égide qu'elle porte qui est cette cuirasse faite de la peau de la chèvre Amalthée offerte par Persée à Zeus, qui a le pouvoir de transformer en pierre tout être qui la regarde. Il pense que le terme égide est lui-même berbère et serait iγid qui désigne le chevreau dans tous les parlers berbères.
Cette anecdote qui prêche par un caractère à la fois mythologique et historique nous renseigne sur les imbrications complexes entre les cultures hellénique et amazighe et traduit des échanges substantiels entre les deux rives de la Méditerranée qui nécessitent d'être revisités pour faire la part des choses et rendre à César ce qui lui appartient tout en ayant en vue que les dominants capitalisent et s'approprient tout ce qui peut consolider leur domination et leurs assises.
M. Mammeri n'hésite pas à citer avec force détails et prudence de nombreux éléments de ce type dans le but d'asseoir sa démarche de réappropriation et de reconstitution de notre histoire profonde à partir de ressources fragmentaires. Il restitue la pensée nord-africaine de certains auteurs latins célèbres en mettant en relation leur style d'écriture, et en y reconnaissant des figures de style spécifiques encore présentes dans les productions poétiques contemporaines, les contes et les légendes.
Il réalise ainsi une défragmentation de la mémoire de notre culture pour lui redonner les assises nécessaires et la repositionner dans de vastes contextes à la fois géographique, historique et, plus largement, de l'humanité entière, à travers les hystérèses récupérées çà et là dans des registres tout aussi divers les uns que les autres. En somme, son objectif majeur était de réussir la concaténation des éléments constitutifs de l'être amazigh dans tous ses aspects pour que les générations futures en prennent acte et en fassent référence.
Il recadre de manière magistrale et pertinente la négation de la contribution des Amazighs dans le concert méditerranéen et réattribue avec force arguments le rôle important mais dilué et éclipsé qu'ils ont joué dans cette matrice civilisationnelle commune qui forme la trame profonde de l'universalité.
Il décortique le cordon de l'histoire pour refiler le faisceau de cette contribution, celle des grands hommes, penseurs, écrivains, historiens, géographes et théologiens, etc., sur lesquels il a ardemment travaillé pour montrer de manière critique leurs valeurs, leur regard intense sur l'humanité et les valeurs humaines.
Il leur rend hommage d'une certaine manière en capitalisant leurs actions substantielles et en les raccordant en un réseau capillaire de valeurs positives qui, non seulement, devraient irriguer le champ de notre être profond, mais qu'il intègre en premier ressort dans sa propre démarche scientifique et dans sa vision des choses, celle-là même qui tend vers le vrai et qui forge sa probité intellectuelle.
Il considère que, parce qu'elles ont transcendé le cours de l'histoire et qu'elles ont laissé des traces indélébiles, ces personnalités historiques sont des hommes remarquables qui constituent des modèles de penseurs à part entière, qui non seulement ont porté haut l'étendard de leur société par leur production, mais ont su la galvaniser en lui ouvrant la voie de la libération devant des situations de crises chroniques en la tirant vers des issues positives par l'adaptation mesurée au changement.
Il estime que, par leurs œuvres, ils ont su contribuer à rendre plus humaine la vie des hommes et qu'à ce titre, ils doivent être versés dans le registre de l'universalité. Cette démarche intégrative qui consiste à mettre en avant les valeurs humaines a été aussi celle de M. Mammeri.
Il éprouve de l'admiration pour la personnalité d'Ibn Khaldoun qu'il porte au pinacle en le qualifiant de génie multiple, d'homme remarquable, objectif et visionnaire qui jouit d'une exceptionnelle indépendance d'esprit et qui a consacré son savoir et son expérience au service du Maghreb.
Parlant des qualités de l'illustre auteur de l'Histoire des Amazighes qui a vécu entre 1332 et 1406 et qui s'habillait en maghrébin, il se référa à Tamerlan qui, au détour d'une rencontre, s'enquérait auprès des Egyptiens de qui était cet étranger à «l'esprit aussi fin que son burnous noir».
Cette glorification d'Ibn Khaldoun, qui marque pour lui une attirance certaine pour toutes les activités de l'esprit en tant que génie d'exception et grand contributeur de l'universalité, n'est pas fortuite.
Malgré sa grandeur et sa polyvalence scientifique, il semble avoir été ignoré par les siens jusqu'à ce que les orientalistes leur fassent découvrir sa vraie valeur parce qu'il opposait la raison et la rationalité aux préjugés religieux et aux visions dépassées de l'histoire notamment. M. Mammeri le compare d'ailleurs à Vigo et à Montesquieu en termes de grandeur et de méthodes d'investigation.
Ce n'est pas trop dire que M. Mammeri est quelque part tout cela : ce grand homme qu'il décrit avec admiration et les qualités qu'il incarne. Cet habitus intellectuel semble lui convenir parfaitement à tout point de vue. Il en était tellement fasciné qu'en 1963, il consacra une communication à la solitude de ce grand penseur maghrébin qui a émergé dans un contexte de «déclin de l'islam et de sclérose de toute activité féconde de l'esprit» qui, dit-il, l'a contraint à la solitude, une forme de retrait volontaire par rapport à un corps social en totale déconnexion avec la fécondité de l'esprit et qui consacre une part importante à la préciosité, la délicatesse et, au raffinement artificiels.
C'était une période où l'art et la pensée connaissaient un effondrement sans précédent, dit-il, tandis que la réflexion théologique, juridique, scientifique et philosophique s'évanouissait avec l'évanescence des dynasties amazighes des Almoravides et des Almohades.
Curieusement, M. Mammeri a affronté et traversé une longue période similaire pendant laquelle, ignoré par ceux qui devaient être les siens, il a eu également à vivre cette forme de solitude à un fort moment de rupture historique, un passage difficile de la chose coloniale à la chose nationale qui n'avait pas tout à fait les caractères de l'objet national.
Il a eu donc à vivre ce retrait par rapport à la chose officielle qui préconisait d'autres schèmes, d'autres référents et d'autres définitions de la culture, de l'histoire, etc., pour se consacrer à ce qu'il y a de plus précieux, de plus profond en nous, notre être linguistique, culturel et sociétal avec un regard critique vers la postérité.
Devant les horizons obstrués, il n'y avait d'autre alternative que celle de la solitude. Celle de la sensation de l'extraordinaire et du voyage dans l'imaginaire de la société, ces aspects qui configurent la profondeur de l'être sociétal, son construit réticulaire dont il ne peut, ni ne veut se défaire.
Ce qui nous prédestine, ce qui nous projette, ce qui confectionne notre ADN culturel et qui nous permet d'être parmi les autres. Nous ne pouvons nous identifier et être parmi les autres que par ce que nous sommes, nos valeurs et déterminants humains que M. Mammeri retrouve dans le génie des hommes multiples dont il parle. Au-delà, ce n'est que de la coexistence, de la contiguïté et de la tolérance, génératrices au final de conflits et de faux semblants régis par des lois, celles des hommes.
Certes, c'est un défi complexe qu'il s'est fait pour continuer une voie qui va à l'essentiel et perpétuer la voix des anciens qui devait nous projeter dans le futur ; mais c'est cela être un intellectuel collectif, un homme qui a su allier indépendance d'esprit, sagesse et intellectualité des grands penseurs maghrébins. M. Mammeri a eu la volonté, la liberté d'esprit et le mérite de le faire et, évidemment, de porter la charge de ce lourd héritage, à l'image de l'amussnaw qu'il cite dans son introduction à Poèmes kabyles anciens, et d'en être le dépositaire.
Des amussnaws et des hommes exceptionnels qu'a connus notre histoire, M. Mammeri s'est imprégné de leur grandeur et de l'immensité de leurs productions respectives. Certains ont été des artisans de la rupture, à l'image de Cheikh Mohand pour lequel il voue un profond attachement, voire de la vénération, parce que tout jeune, il a eu à vivre dans sa famille en forte immersion dans la fluidité de son œuvre, celle-là qu'il qualifie de porteuse d'une pensée novatrice.
De ce grand homme qui n'a jamais quitté l'espace microcosmique de son village natal mais qui «a dispensé à des foules l'enseignement de son Verbe et de ses actions», M. Mammeri retient qu'il traite de l'humanité entière et surtout qu'il a l'envergure humaine. Dès lors, il lui était difficile de passer à côté de son génie. Voilà donc, au moins trois éléments forts qui ont suffi à le captiver et le subjuguer : le Cheikh est propulsé, non sans un argumentaire fort rigoureux, sur l'échelle des valeurs des grands de ce monde et se fait mesurer à Socrate.
Les dits du Cheikh résonnent comme les sentences des démiurges grecs, ceux-là mêmes qui étaient des artisans, des initiés. Entre l'enseignement du Cheikh conçu et dispensé dans une langue essentiellement orale aux contours parfois ésotériques dont seul lui et les initiés en connaissaient les secrets, et le dévouement affiché par M. Mammeri pour leur collecte, leur enseignement et leur réappropriation, il n'y a qu'un pas à franchir à travers l'intérêt pour la chose collective en des périodes historiquement difficiles.
L'intense attractivité qu'exerce sur lui le personnage d'Ibn Khaldoun est identique à celle qui le lie à Cheikh Mohand, même si les contextes d'évolution historiques et culturels sont différents, du moins à travers la caractérisation qu'il fait de ces deux fortes personnalités. C'est la démarche singulière et éminemment positive, constructive et novatrice qui leur est commune qu'il leur emprunte. De l'admiration de ces personnalités, il puise la force symbolique qui l'a conduit à suivre la voie de la distinction, celle des valeurs et de la consécration pour se mettre au service de sa société.
Cette conjonction entre les êtres des grands hommes de notre profonde histoire et celui de M. Mammeri apparaît en filigrane dans sa production romanesque, à travers notamment ces voyages incessants de ses personnages-clés entre le microcosme sociétal villageois et le champ ouvert de la modernité et de l'universel.
Ce voyage entre la finitude de ce premier espace clos qu'il circonscrit si bien dans la Colline oubliée avec comme point focal son village et comme limite l'arc montagneux du Djurdjura, et l'infinitude du second dont seuls des échos en parviennent, se matérialise par la mobilité spatio-temporelle de ces personnages, marqués par la fugitivité et la furtivité, mais qui finissent toujours par un retour final aux sources, à la terre des aïeux, et à la terre tout simplement. Souvent triste, cette fin qui paraît irrémédiable, voire nécessaire, exhume le sentiment du devoir accompli.
Ce mouvement pendulaire constitue l'une des assises majeures de la dualité constructive et de la réflexivité critique chez M. Mammeri tout en l'aidant à assurer la continuité de la lignée, à s'agripper au fil conducteur avec un statut de contributeur majeur à la sauvegarde d'un bien de l'humanité : la culture berbère prise dans sa contexture la plus large.
En effet, M. Mammeri considérait la disparition du dernier amussnaw des At Yanni comme un drame collectif. Il conclut alors que quelque chose d'autre devait commencer et pendant que «l'on parlait de tout le monde sauf de nous», il a choisi de parler de nous. De là sans doute germait en lui l'idée d'aller vers cet autre chose, ce travail titanesque : celui de se mettre au service de la pensée philosophique et de l'imaginaire des siens en risque de déperdition, celui de se saisir de la chose collective.
C'est ainsi que M. Mammeri a su donner du sens à la démarche de réappropriation des fondamentaux de notre culture et de notre société qui a fait de lui la force symbolique qui a galvanisé le combat pour notre identité. A ce titre, M. Mammeri est de ceux qui partent à la recherche de la vérité et qui, même s'ils ne l'atteignent pas de leur vivant, finissent par la faire découvrir à leur peuple.
Sa détermination et sa foi en la langue et culture amazighes et, d'une manière générale, en la diversité culturelle de la planète, à jamais plus fortes que tout, s'expriment dans cette réponse à une question de Didier Eribon du quotidien français Libération du 2 mars 1980, soit quelques jours seulement avant l'annulation de la conférence du 10 mars, qui lui disait s'il n'était pas un amussnaw moderne. Il lui répondit ceci : «Pourquoi pas ? Je serai heureux que ce soit vrai. Parce que le travail qui a été fait par les amussnaw dans leur temps peut être repris aujourd'hui dans les conditions et avec les moyens actuels.
Je crois profondément à la préservation de la culture berbère mais aussi à son développement.» Visionnaire, il continue plus loin à exprimer sa vive inquiétude devant l'uniformisation induite par la mondialisation en disant que «le monde entier va vers la réalisation d'un type de civilisation qui est la vôtre. On arrive à des blocages, des répressions de l'homme dans sa vie ; il est aliéné, esclave de son travail, quand il n'est pas esclave tout court.
Alors je crois qu'il faudrait se garder de rayer d'un trait de plume des formules qui sont encore vivantes dans un certain nombre de parties du monde. Je crois que, au contraire, leur existence est une chance, parce que ça rompt avec cette uniformité mondiale. Il faut laisser aux gens le soin d'inventer leurs propres valeurs en leur donnant au départ le maximum de liberté de création. Car, à un certain niveau de profondeur, si une culture est réelle, elle est libératrice».
On voit là l'homme multiple, cet intellectuel collectif qui s'exprime avec force et qui défend l'écologie des langues et des cultures menacées, indice majeur de toute l'affection qu'il porte à la langue et la culture qui sont les siennes et aux valeurs humaines en général. Au-delà de cette qualité intrinsèque, M. Mammeri a tout fait pour donner l'épaisseur voulue à la donnée berbère tant au plan de la praxis à travers la formalisation d'outils didactiques et travaux incitatifs sur l'enseignement de la langue et la littérature berbères que de la construction de concepts et d'instruments d'analyse dans tout ce qui touche à l'étude et la connaissance de divers aspects de la société berbère.
Dans ce contexte, il a particulièrement fait un effort immense d'innovation dans la manière de voir la société berbère et ses multiples contributions avec un habitus introspectif critique qui vise à donner un sens et du sens à nôtre histoire, la nôtre, la vraie, ou du moins comme elle est ressentie et vécue, celle qui est extraite des prismes déformants et réducteurs des amateurs de tous bords, celle de la vision tronquée, celle des autres.
Entre deux projets utopiques, entre deux irréels, M. Mammeri préfère plutôt l'alternative plus féconde d'un projet qui intègre dans son équation les variables les plus fortes de notre profonde histoire incarnée par une société nourrie par une dynamique évolutive et tournée vers l'avenir sans pour autant se renier.
En effet, il fut hanté par cet état de désorientation de sa propre société qui s'est accommodée d'une situation critique où des générations entières ont été extraites de leurs contextes sociétal et culturel pour être livrées à des contextes de prévarication préfabriqués, artificiels, irréels, arrimés à des utopies culturelles qui ne sont pas les leurs, des espaces linguistiques et culturels qui n'existent que dans l'esprit de leurs propres concepteurs, des enveloppes réfutées par ceux-là mêmes qu'elles sont censées contenir, des englobants qui n'englobent que des créations velléitaires et illusoires pour être progressivement auréolées des affres de l'illusion rentière. Voilà deux irréels, l'un culturel et sociétal, l'autre économique, qui ne peuvent servir ni de substrat, ni de possibles à la construction de l'avenir des générations futures, ni fonder des projets durables qui les engagent.
Cette période a favorisé l'émergence d'un sentiment d'indifférence et d'in-intéressement du corps social aux choses structurantes qui a largement érodé notre être identitaire et sociétal, une atteinte jamais vécue plus forte que toutes les œuvres de déracinement induites par des actes extrinsèques, qui hypothèque et compromet sérieusement la durabilité de toute forme de projection sociétale.
A l'œuvre depuis longtemps, ce processus sournois et invasif a créé clivages et délitement dans la société et a conduit à la rupture de sa cohésion et à la fragilisation du lien social pour aboutir à son blocage conjugué à l'intérêt individuel et la focalisation sur le seul profit.
Il faut un renouveau, une refondation du projet sociétal sur la base de valeurs attachées au réel de nos propres fondements pour en finir avec une société constamment prise en tenaille entre deux extrêmes diamétralement opposées où toute forme de médiation positive est pratiquement exclue, l'élite intellectuelle devant l'assumer étant laminée par l'esprit de cooptation ou d'investissement dans cette autre catégorie qui excelle dans les discours déclinistes nourris à l'art de la contre-production et du nihilisme.
Prise entre les mâchoires de cet étau, aucune voie libératrice et productive n'est envisageable pour notre société du moins à court terme sans engager un processus de reconstruction au préalable, une remise en l'état des fondamentaux, des réalités et valeurs qui sont les nôtres : un retour aux sources et aux profondeurs de notre histoire pour inverser le cours de l'entreprise de dénaturation et de déqualification de notre société. C'est cela le projet titanesque envisagé et tracé en filigrane dans l'œuvre entière de M. Mammeri.
Cette invitation au retour à la vérité a sans nul doute nourri la ténacité et la distinction de ce Grand Homme, complexe par sa simplicité déstabilisante qui renvoie du sens et de la lumière aux rhétoriques abjectes de ceux qui ont tenté de le reléguer aux marges de sa propre société.
Le spectre de sa pensée féconde et constructive et de sa vision d'une culture enracinée dans nos valeurs vraies, celles là mêmes qui sont ancrées dans notre Histoire millénaire, continue de tarauder et hanter les esprits malveillants des adeptes de la déconstruction et de la déqualification de cette société qui n'ont pas hésité à tenter de gommer son nom des habitus d'une institution qui le porte comme l'aboutissement logique d'un faisceau d'efforts soutenus de générations entières sacrifiées sur l'autel du combat identitaire et politique. Et c'est le meilleur hommage que ces générations ont pu lui rendre et la meilleure satisfaction qu'il a su leur tendre.
Toutes autres formes de gesticulations symboliques et folklorisantes de cet aréopage d'arrivistes et de parvenus martins-pêcheurs, hélas aujourd'hui prolixes et multiformes, ne sauraient intégrer le champ de la symbiose et de la communion consacrées entre lui et les siens, même s'il n'est jamais trop tard pour bien faire, la servilité, la servitude et l'obséquiosité n'ayant jamais constitué les axes de son référentiel d'évolution.
M. Mammeri a toujours fait partie de la petite minorité intelligente qui défendait vaillamment mais avec certitude cette infirmité linguistique et culturelle honnie dont on ne laissait filtrer qu'une piètre anamorphose au travers de l'infime fente des illusoires miroirs analytiques d'une idéologie rétrograde inventée, et que l'on vouait à éradication et disparition.
Mais c'était sans compter sur sa transcendance millénaire qui, quelque part, avait quelque chose de béni. Là est la différence entre la sobriété et la résilience conjointe de l'homme et de la langue qui est la sienne, et les instincts pétrifiants des thuriféraires de l'uniformité qui n'ont jamais pu réaliser qu'il ne pouvait pas en être autrement que de revenir sur nos propres traces.


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