Difficile de parler de quelqu'un quand il veut qu'on « parle plutôt des autres ». C'est le cas de Anne-Marie Steiner, une Européenne qui a épousé la cause de la révolution algérienne. C'est un vibrant hommage que le forum d'El Moudjahid et l'association Machaâl Chahid ont voulu rendre, hier, à cette femme, issue d'une famille de pieds noirs et native, il y a près de 90 ans, de Hadjout. Elle n'était pas la seule. Ils étaient des milliers à faire ce choix douloureux pour la plupart comme les frères Timsit, Maurice Audin, Fernaud Yveton... Annie en souffrira le plus avec cette séparation d'avec sa communauté, sa famille et son mari qui lui retirera ses deux enfants. Mais « les sœurs m'ont adoptée », m'ont donné « un pays, c'est la vérité », dit-elle en guise de consolation. Plusieurs militants, anciens responsables de la Zone autonome d'Alger, anciens condamnés à mort, ceux qui l'ont connue pendant la Révolution ou après, tels Abdelkader Guerroudj, Tahar Gaïd, Mustapha Fettal, Mechati, Zahia Kherfellah (condamnée à mort), Lamine Khane ont témoigné de « son courage exceptionnel ». Elle était « une grande sœur et une mère » pour ces jeunes filles qui croupissaient dans les geôles de Serkadji et d'El Harrach où Anne est passée et qui attendaient stoïquement la mort. Elle « les confortait, elle participait grandement à adoucir les conditions atroces de leur incarcération ». Abdelkader Guerroudj aurait aimé que ce soient ces femmes-là qui vinrent en témoigner, elles qui l'ont côtoyée dans les moments difficiles, après son arrestation en octobre 1956, à Serkadji, El Harrach comme Djamila Bouhired, Jacqueline Guerroudj, Zahia Kherfellah. Certaines sont gravement malades ou ont perdu la mémoire et ne peuvent le faire mais celles qui ont « osé » se sont vite fait rappeler à l'ordre. Anne-Marie Steiner, cette « dame de haut rang », n'aime pas qu'on parle d'elle mais des autres. Ces compagnons qui étaient tout simplement « magnifiques, merveilleux ». Elle ajoute : « Parler de moi, c'est difficile », et puis elle trouvera la dérobade pour cacher en toute humilité sa modestie : « Pendant la révolution, on devait être muet, ne rien dire de ce que l'on faisait ». Il faudrait « des livres et des livres pour parler de son parcours, de son engagement, des sacrifices qu'elle a acceptés pour la noble cause et surtout des douleurs de sa rupture avec sa petite famille », dira M. Guerroudj. « Quand je pense à mes enfants, je pense aux chouhada » Elle a connu de grands hommes comme Larbi Ben M'hidi, Abane Ramdane, Benkhedda « que moi-même je n'ai pas eu l'honneur de connaître », précise M. Guerroudj. La militante écoute, triste mais fière de ces années de solidarité. Elle n'intervient que pour compléter les récits des autres. Lorsque vint le tour de Mustapha Fettal (le plus grand pensionnaire du couloir de la mort) de parler, c'est à peine si elle put réprimer des sanglots. Fettal avait passé 22 mois à attendre, chaque jour, qu'on le conduise (enfin) à la guillotine. « Vous savez qu'est-ce que c'est ? », observe-t-elle. Mme Steiner poursuit : « Ils (les militants condamnés) partaient à la guillotine avec un courage extraordinaire, et je ne sais pas d'où ils puisaient ce courage. Peut-être si, ils lançaient des Allahou Akbar et des chants patriotiques et on sait ce que cela veut dire », lance-t-elle, pleine d'admiration. Anne parlera de sa douleur personnelle. Lorsqu'elle sortit de prison et qu'elle tente de reprendre la garde de ses deux enfants, un procès qu'elle perdra devant les tribunaux suisses qui, autre aberration, la condamneront à verser « une pension ! », ance-t-elle avec rage. Sa consolation, elle revient en Algérie, les sœurs vont l'adopté, lui donné un pays, une autre famille. « Quand je pense à mes enfants, je pense aux chouhada », dit-elle. Un artiste peintre lui remettra un tableau où il immortalisa le portrait de ses vingt ans et des jeunes des médailles, à titre symbolique, en guise de reconnaissance à son combat. « C'est difficile », dira Lamine Khane, « nous, nous n'avons fait que notre devoir, le mérite revient plus à ces Européens qui ont choisi la juste cause au détriment de leur famille, de leur communauté » et on n'hésite pas à les taxer de « traîtres ».