Pourquoi dater ? Pourquoi perdre mon temps à décrire le lieu où je suis ? Il est triste et sinistre... La seule chose qui compte pour moi est qu'Elle soit là, reposant dans la chambre voisine... La porte restera entrouverte pendant toute la nuit. Avant de s'endormir, elle savait que je serais près d'elle, comme les autres nuits depuis un mois, pour la veiller. Elle commence à reprendre confiance. Elle a compris que je tenterai tout pour la sauver je ne veux pas que mon amour meure... Ce qu'elle ne saura jamais, c'est que je me suis enfin décidé à écrire ce soir. Peut-être le ferai-je pendant la nuit entière ? Et une seule nuit suffira-t-elle pour tout mettre noir sur blanc ? Pourquoi j'écris ? Pas pour les autres, bien sûr... ni pour Elle qui ne lira jamais cela, qui ne doit pas le lire ! Ces pages lui feraient encore trop de mal. J'écris simplement pour moi c'est un besoin qui me tenaille depuis le jour où nous avons échoué ici, Elle et moi. C'est aussi le seul moyen de clarifier mes idées encore trop confuses, de comprendre à fond le mécanisme insensé de ce drame que nous venons de vivre. J'ignore si j'écrirai tout, absolument tout... Je pense qu'il me suffira de revivre certains moments uniquement dans ma mémoire : ils y sont ancrés pour la vie. D'autres, au contraire, n'y sont pas assez nets ceux-là, je tenterai de les analyser... Il y a enfin ce qu'a écrit «l'autre», ce qu'elle appelait «son journal intime»... l'horrible journal ! Quand tout se sera soudé logiquement – ce que je dois écrire, les souvenirs de ma mémoire et les confidences hideuses de «l'autre» – je me sentirai plus fort, mieux armé aussi, pour guérir l'unique femme que j'aie jamais aimée et qui m'aime toujours. Comment remédier à un mal si on ignore sa cause profonde ? Je sais être le seul à avoir réuni tous les éléments de cette crise morale et physique. Qui donc d'autre que moi l'aurait pu ? N'en ai-je pas été le héros involontaire ? Il y a des instants où je me demande si je n'ai pas vécu un cauchemar de deux années ? J'ai l'impression que, demain matin, quand j'aurai tout confié – le meilleur et le pire – à ces feuillets, j'aurai l'esprit enfin libéré... Personne au monde ne pourra lire ce que j'aurai écrit pendant la nuit qui vient... Le crépuscule est tombé vite, comme toujours dans les pays de montagnes. Dehors l'obscurité est totale : c'est le silence. J'aperçois bien, à travers la vitre, par-ci par-là, quelques vagues lumières clignotantes accrochées un peu au hasard sur le massif du Pelvoux. On se demande même pourquoi elles sont là-bas, isolées, ces lumières ? Elles s'éteindront, une à une, demain avec la renaissance de l'aurore, quand je n'aurai plus besoin de cet aide-mémoire que je vais forger en une nuit. Alors je pourrai brûler les feuillets dans cette cheminée. Ainsi disparaîtront à jamais les traces de la nuit qui se prépare, de la nuit que je dois vivre... Et je conserverai pour moi seul, jusqu'à ma mort, ce secret qui m'aurait étouffé si je n'avais pas eu le courage de me le raconter une fois en entier... (A suivre...)