Le dépliant de l'agence indiquait comme avantage particulier à cette croisière dans les îles : «Très peu de places disponibles, croisière de luxe limitée à une vingtaine de passagers. Vous vivrez à bord comme si vous étiez propriétaire de votre yacht et en petit comité.» L'embarquement se fait à Miami. Le luxe dont il est question est un luxe normal, il ne s'agit pas d'une croisière de milliardaires. Certes, les dollars nécessaires à ce petit voyage d'une semaine représentent tout de même plus que le salaire d'un ouvrier spécialisé. Les passagers sont des gens aisés, beaucoup à la retraite, et la moyenne d'âge s'en ressent. Ils ont retenu leurs places il y a plusieurs mois. Ce n'est pas l'aventure, c'est une promenade tranquille, bien organisée, feutrée, avec tous les ingrédients nécessaires au confort. Boutiques à bord, cocktails à onze heures et à dix-neuf heures, dîner dansant et halte le soir à proximité d'une plage «exotique». Le commandant a salué chacun de ses passagers, en vieux routier de ce genre de promenade en mer. Il salue donc Mmes Bryonne, mère et fille. Mme mère a soixante-six ans, elle est veuve ; Mme fille a quarante-deux ans, elle est divorcée. Ce sont les dernières à monter à bord. Le commandant les informe avec le sourire : «Dès que nous serons en mer, rendez-vous dans le grand salon à l'arrière. J'aurai le grand plaisir de vous offrir un cocktail de bienvenue à bord.» Mme mère accepte l'invitation et répond au sourire commercial du commandant par un sourire carnassier : dents blanches et lèvres rouges, visage forgé par des liftings à répétition et faux petit nez en l'air. Mais rien ne peut changer l'expression profonde qui émane d'un visage carnassier, le mot est juste. Mme fille, plus effacée, semble tenue en laisse par sa mère, comme un petit chien bien dressé. La mère dit : «Voici Marge, ma fille, elle m'accompagne.» Et l'on pourrait entendre : «Ne vous inquiétez pas d'elle, elle ne fait pas de bruit et elle est propre !» Pauvre Marge. Elle ne semble aimer ni le soleil, qui fait cligner son regard pâle, ni la mer, à qui elle tourne volontiers le dos, préférant contempler ses pieds avec obstination, comme si elle voulait s'assurer de leur équilibre sur le pont. Tout le monde est à bord. On s'installe dans les cabines, le quai s'éloigne à regret, comme tous les quais. Et, dans la cabine n°12, un homme seul aligne des livres. Edwin Gilles, quarante-cinq ans, professeur de philosophie, a choisi ce voyage pour faire le plein de lecture avant la rentrée universitaire ; il travaille sur une biographie comparée des présidents des Etats-Unis depuis la guerre de Sécession jusqu'au deuxième conflit mondial. L'histoire et la psychologie sont ses lubies. Il est arrivé parmi les premiers, chargé de ses bouquins, lunettes sur le nez et short approximatif du point de vue de l'élégance. Il a déclaré au commandant : «Vous ne me verrez pas beaucoup dans les réceptions. J'aime la solitude. Si je savais naviguer moi-même, je ne serais pas là.» Il a l'air franc derrière sa barbe, cet intellectuel en espadrilles. Franc et net, sans ambiguïté, un peu naïf et démodé, mais quoi, tout le monde ne peut pas ressembler à une gravure de mode ! Alors le commandant, toujours souriant, a répondu : «Venez au moins au cocktail de bienvenue. La cravate n'est pas nécessaire. Vous ferez connaissance avec les autres passagers une fois pour toutes.» (A suivre...)