Dix huit juin 1957. Paula Gobel, cinquante-huit ans, secrétaire dactylo aux Fromageries réunies de Milwaukee, dans l'Etat du Wisconsin, vit un des plus beaux moments de sa vie. Elle est en train de visiter la National Gallery de Washington et découvre les chefs-d'œuvre de ce musée prestigieux. Pour la première fois de sa vie solitaire - car Paula Gobel n'est pas mariée et c'est une vraie jeune fille -, elle a décidé de prendre des vacances et de quitter son Wisconsin natal. Une affiche, dans une agence de voyages, vantant un séjour dans la capitale fédérale, l'a convaincue de se rendre à Washington. Paula Gobel vient de s'arrêter devant un tableau de grandes dimensions. II est dû au peintre Rubens et s'intitule Vénus entourée de tritons et de satyres. On y voit au centre le corps potelé d'une femme peu voilée par l'écume de la mer, tandis que des hommes bruns soufflent dans des trompes ou jouent de la flûte de Pan. Les hommes en question, les tritons et les satyres, sont nus. Normalement, Paula Gobel, qui vient d'une contrée très puritaine, n'aurait jamais osé regarder un tel spectacle, mais comme il s'agit d'une œuvre d'art, elle se sent le droit de contempler et elle ne s'en prive pas. La plastique des satyres, en particulier, lui semble vraiment réussie... Elle est toujours en train d'admirer ces beaux corps d'athlètes, quand une voix retentit derrière son dos. — Eh oui, Vénus ! Si on savait... Effrayée, Paula Gobel serre son sac à main sur son cœur et se retourne. II s'agit d'un homme à peu près de son âge. Elle bredouille : — Pardon ? — Oh, rien, madame. Toutes les fois qu'il est question de Vénus, l'espace s'ouvre devant moi. Vénus, l'étoile du soir. L'avez-vous déjà vraiment observée ? Paula Gobel remarque que l'homme est habillé d'une manière distinguée, avec un costume de la meilleure coupe. Peut-être est-ce un des nombreux hauts fonctionnaires qui sont en service à Washington. Peut-être même travaille-t-il à la Maison Blanche... — Non, j'avoue que je ne fais jamais attention aux étoiles. — Moi, je connais bien Vénus, très bien même. On vole à travers une vapeur bouillonnante qui cache sa surface, et puis on se trouve devant de vastes champs de fleurs parfumées qui nous sont inconnues. De grandes villes blanches... L'homme élégant fixe un point lointain. II a l'air à mille lieues de la National Gallery de Washington. Paula Gobel a une pensée qu'elle réprime aussitôt : il ressemble au séducteur âgé dans les romans de Daphné Du Maurier, son auteur préféré. — Que voulez-vous dire, monsieur ? — Vous avez entendu parler des soucoupes volantes ? — Oui, bien sûr. II faut dire que les soucoupes volantes sont très à la mode en cette année 1957. On en voit partout. — Et vous y croyez ? — Je dois avouer que c'est troublant. — Eh bien, je peux vous dire qu'elles existent! Moi-même... Mais excusez-moi, je ne me suis pas présenté : je m'appelle Josuah Barney... Paula tend une main timide. — Paula Gobel, Mlle Paula Gobel... Après s'être incliné, Josuah Barney baisse le ton. — Parfois on ne peut garder pour soi tout ce qu'on sait. J'ai besoin de confier mon lourd secret à une âme sensible et je sais que vous l'êtes à la manière dont vous admiriez cette œuvre d'art. Accepteriezvous de prendre une tasse de chocolat avec moi ? A suivre