Parce qu'ils sont chiites, quatre égyptiens ont été lynchés et atrocement suppliciés par une horde de fanatiques sous le regard indifférent des services de police, présents dans le village d'Abou Moussallam, une localité du gouvernorat de Guizeh proche du Caire. Cette macabre mise à mort, digne du Moyen Age, s'est déroulée le dimanche 23 juin, la veille de la quinzième nuit du mois de Chaabane, une fête religieuse commune aux chiites et aux sunnites ! Parmi les victimes, l'imam Hassan Chehata, qui a été emprisonné plusieurs fois sous le régime Moubarak, et dont le corps encore vivant a été trainé dans la boue par une foule hystérique aux cris d'Allah Akbar. A l'inverse de certains observateurs et analystes, je m'abstiendrai ici d'évoquer les vieilles controverses théologiques et métaphysiques entre les chiites et les sunnites. Ce n'est pas de cela qu'il s'agit, même si certains essayent de raviver quelques blessures de l'histoire dont la cause majeure a été le pouvoir politique. Si cruelle fut-elle, cette «Grande Discorde» qui a frappé la communauté des musulmans immédiatement après le décès du prophète, est un vieux et douloureux souvenir que les chiites et les sunnites ont pu transcender. Du moins, jusqu'à la chute du régime irakien en 2003. Avec la tragédie syrienne qui se joue depuis le début du «printemps arabe», l'antagonisme chiites/sunnites a pris des proportions qui étaient insoupçonnables il y a à peine deux ans. Qui aurait pu croire que la guerre fratricide entre musulmans pouvait ressurgir en ce début du XXIe siècle, et qu'elle affecterait même l'harmonie confessionnelle de l'Egypte ? L'on peut certes faire endosser la responsabilité pénale de ces crimes odieux à la horde fanatisée de Guizeh, mais pas la responsabilité politique, idéologique et médiatique. Celle-ci revient successivement et expressément à l'émirat du Qatar, au cheikh Youssef Qaradawi et à la chaîne de télévision Al-Jazeera. Le Qatar, parce que cette oligarchie wahhabite a joué un rôle moteur dans la subversion islamiste du «printemps arabe» dès ses premiers frémissements en Tunisie. Youssef Qaradawi, parce que cet éminent représentant des Frères musulmans, qui a usurpé la représentativité des sunnites, appelle depuis des mois à la haine confessionnelle, pas seulement d'ailleurs contre les chiites, mais également contre les chrétiens et les juifs. Al-Jazeera, parce que cette télévision, qui tient en hypnose l'opinion arabe, est un puissant levier de la stratégie qatarie et le principal relais médiatique de la rhétorique belliqueuse et haineuse de Youssef Qaradawi. Depuis le début du conflit en Syrie, et après avoir échoué à rallier à la cause des rebelles les chrétiens et les kurdes, ainsi d'ailleurs que la majorité des sunnites syriens, le Qatar n'a pas cessé de souffler sur les braises de la guerre sectaire et confessionnelle. Si l'ASL est principalement composée de Frères musulmans, Al-Qaïda et le Front Al-Nosra sont des salafistes et des wahhabites sans foi ni loi. Il y a donc une relation causale entre la guerre en Syrie et le dernier lynchage de chiites en Egypte. A en croire la presse égyptienne, ce qui s'est passé dans le village d'Abou Moussallam est inédit dans l'histoire de l'Egypte ces quarante dernières années. La communauté qui a sporadiquement souffert de persécutions, d'ostracisme, de pillages et de lynchages, c'était plutôt les Coptes, malgré la vigilance du gouvernement égyptien et la nature sécuritaire du régime. Avec ce carnage sans précédent, c'est une purification confessionnelle qui s'annonce et dont les victimes seront la communauté chiite, qui représente 1% de la population égyptienne estimée à 84 millions d'habitants, et la communauté chrétienne, représentant 20%, avec une majorité de coptes-orthodoxes et une minorité de coptes-catholiques rattachés au Saint-Siège de Rome. Ces deux composantes de la société égyptienne sont d'autant plus menacées d'éradication que la réaction du gouvernement Morsi est à décrypter selon les nouveaux canons de la politique égyptienne. Condamner ces crimes barbares contre des chiites, tout en qualifiant les victimes de «gens ayant des croyances étrangères à nos terres», est une position symptomatique qui dénote les liens idéologiques et tactiques entre les wahhabites et les Frères musulmans. Une alliance qui trouve sa traduction géopolitique dans le fameux antagonisme entre «l'arc sunnite» et «l'arc chiite», que Samuel Huntington employait déjà dans son célèbre Choc des civilisations ! A. A. A. *Ardavan Amir-Aslani est Avocat au Barreau de Paris et essayiste spécialiste du Moyen-Orient