Allez, soyons subjectif ! Une fois n'est pas coutume, il arrive que l'on rencontre un écrivain qui ressemble à son… œuvre. Car, il faut le dire comme ça, parfois, — souvent ? —, quand l'œuvre est généreuse, l'auteur peine sacrément à se hisser à sa hauteur. Quand l'œuvre est humble, et donc grande par son humilité, l'auteur monte sur ses grands chevaux. On connut certes des exceptions, et comme par hasard, ce sont des géants : Kateb Yacine, Mouloud Mammeri, Mohamed Dib. En voilà un autre, d'une autre galaxie littéraire mais qui fait partie étrangement de la tribu : Fawaz Hussain. Avec lui, on est pile-poile synchrone. L'œuvre est le miroir parfait de l'homme. Lire Le Syrien du 7e étage, son dernier roman paru aux éditions Le Serpent à plumes, puis rencontrer l'auteur immédiatement après, c'est continuer une conversation faite de douleur contenue, de souffrance délicatement feutrée, de tendre humanité, mais aussi d'humour raffiné et d'élégance. Fawaz Hussain est écrivain. Kurde. C'est par une stratégie éditoriale qui lui échappe, puisant dans l'intérêt accrocheur que peut susciter l'actualité, que son roman s'est intitulé Le Syrien du 7e étage et non pas, comme il l'aurait sans doute voulu, le Kurde du septième ciel. Originaire d'Amouda, un village en terre kurde, au nord-est de la Syrie, il est donc kurde et pas seulement de cœur. Il raconte que sa mère n'était pas parvenue, à 80 ans vécus en Syrie où l'arabe est langue officielle, à parler la langue qui oppresse la sienne. M'est avis qu'il y a quelque chose qui se ressemble, là aussi ! Il y a quelques cas comme ça de mères berbères, notamment à Alger, qui ne pipent pas un mot d'arabe après de longues décennies de vie dans la capitale. Fawaz Hussain raconte dans plusieurs de ses ouvrages, en particulier dans Les sables de Mésopotamie (Le Rocher, 2007), salué comme le roman de l'enfance kurde, comment les cahots du destin l'ont conduit à Alep d'abord, pour poursuivre ses études avant de quitter la Syrie pour la France en 1978 dans le but d'entreprendre une licence de littérature française. A cette époque, dit-il, «j'ai quitté librement la Syrie, un pays où j'étouffais». Il poursuit donc des études supérieures jusqu'à l'obtention d'un doctorat en langue et littérature françaises. Sa passion pour la littérature l'amène à traduire du français au kurde des auteurs du fonds universel, notamment Camus et Saint-Exupéry. Puis, chemin faisant, ce qui devait arriver arriva, il se mit lui-même à écrire, et en français. Pourquoi pas en kurde ? Choix tranchant : «Je savais que j'allais vivre désormais ma vie en France et j'ai décidé de faire du français ma langue d'écriture.» Mais une fois encore, les commotions de son parcours de vie le dirigent vers la Suède cette fois où il enseigne de 1992 à 2000. Et c'est là, dans cette sorte de jubilation boréale, qu'il atteint paradoxalement les retrouvailles avec la langue de sa mère, le kurde : «Il a fallu que je m'éloigne de 5 000 km pour retrouver ma langue maternelle.» Il enseigne en Laponie et découvre que, comme les Kurdes, et les Berbères – mais ça, il ne le constatera qu'à son retour en France en 2000 ! —, les Lapons sont éparpillés à travers plusieurs pays, et que partout où ils se trouvent, ils doivent se battre pour exister en tant qu'eux-mêmes, c'est-à-dire dans la défense et la valorisation de leur langue et leur culture minorées. Cette parenté de destins entre Berbères, Kurdes et Lapons, il la condense dans ce dicton de chez lui : «Les doigts sont différents, la douleur est la même.» Retour à Paris où, en dépit de ses diplômes, il enseigne dans les banlieues les plus difficiles. Ce qui donnera lieu à un livre sous forme de chronique d'une expérience optimiste : Prof dans une ZEP ordinaire (Le Serpent à Plumes, 2007). Fawaz Hussain vit dans un quartier populaire du 20e arrondissement de Paris. Dans son dernier roman, il décrit avec truculence cette tour de Babel qui lui tient lieu d'immeuble HLM, et où s'entrechoquent les vies de réfugiés de ces pays ravagés par les guerres, la misère ou les dictatures, et parfois par les trois en même temps. Cet immeuble HLM dans lequel se déroule son roman, c'est un peu l'immeuble Yacoubian de la désespérance des exils, et du déclassement, mais aussi une sorte d'ONU des pauvres et de la solidarité. Entre le vigile kabyle du 8e étage et sa femme qui se découvre des vertus de marieuse magnanime, la Tamoule du rez-de-chaussée, le Chinois du 5e, l'Algérien du 2e, la séduisante Russe du 1er, le plombier marocain qui explose les tuyaux, les Suédoises du quartier et quelques Français égarés dans ce no man's land, on est en pleine réalité de cette diversité qu'apporte l'immigration et qui n'est pas fatalement une source de conflit. Quant à notre Syrien du 7e qui ressemble à s'y méprendre à Fawaz Hussain, il est lui bien sûr originaire de Syrie, ce pays sur lequel France 24 et Al Jazeera ouvrent en continu leurs journaux pleins de malheurs et de tragédies. Chaque image de cette violence par écrans interposés va se planter comme une lame dans le cœur du Syrien du 7e étage. Fawaz Hussain qui retournait régulièrement dans son pays ne le fait plus depuis 2011. Son pays natal, où ses parents vivent encore, devient alors une douleur de plus à porter dans le fardeau du déracinement. Mais en dépit de tous les saccages, de toutes les tragédies, il puise dans une immémoriale et invisible source la force de conclure son magnifique roman avec des accents sincères et des accords tournés vers l'exaltation de l'espoir : «L'odeur de la terre après la pluie me remplit les poumons, m'enivre. Elle m'amène loin du temps des assassins et fait de moi le Kurde de Syrie le plus apaisé, le plus épanoui, le plus heureux du monde, le Kurde du septième ciel.» A. M.