Il y a deux situations dans lesquelles le chroniqueur est désorienté. L'une lorsqu'il y a un déficit d'informations, l'autre lorsqu'il y a pléthore. L'une lorsque l'on est mélancolique, l'autre lorsque l'on exulte, pour reprendre un verbe cher à Jacques Brel. Trop longtemps nous avons été dans le premier cas de figure, sous-informés et dans la déprime. Nous manquions à la fois d'informations et d'enthousiasme. Aujourd'hui, nous en avons, toutes proportions gardées, de l'un comme de l'autre à foison, même s'il convient de mettre un peu d'ordre dans cette abondance. En dépit de leurs tares congénitales qui sont nombreuses, les réseaux sociaux permettent l'accès de tout un chacun à l'information, ou du moins de beaucoup plus de monde qu'avant. Ils favorisent aussi la rapidité de circulation et la suppression du monopole des Etats et des grands groupes de pression. Encore qu'on ne puisse pas dire que les réseaux sociaux ne procèdent pas, eux-mêmes, de ces groupes de pression ! Cette magnifique insurrection citoyenne qui fait l'admiration du monde, les gens de ma génération n'auraient jamais imaginé pouvoir la vivre un jour ! Cela ressemblait à une utopie, et comme telle, elle était à la fois omniprésente et inatteignable. Echaudés, rares parmi nous sont ceux qui avaient gardé intact l'espoir d'une tentative de reconquête collective par le peuple de son destin. Les pouvoirs successifs depuis l'indépendance et particulièrement celui de Bouteflika, ont épuisé le peuple, laminé la société, désagrégé le bel esprit de résistance que les Algériens avaient tiré de leur histoire millénaire, clochardisé la citoyenneté, dégénéré même le nationalisme. Tout ce à quoi ils ont touché a été contaminé. L'or qui leur a été donné, ils en ont fait du plomb. Le bel élan populaire qui a réussi à balayer la 4e puissance du monde et à obtenir l'indépendance du pays, ils l'ont encagé dans le système du Parti unique qui a produit une nomenklatura sous-développée devenue spécialiste dans l'art policier de domestiquer le peuple. Puis, conséquence logique, le système mis en place a fini par générer une oligarchie qui, elle, le méprise, le divise, tente de le corrompre et fait remonter en lui tous les bas instincts. On se souvient qu'il y a encore quelques semaines ou quelques mois, à l'instigation de hauts responsables, on avait assisté au lamentable spectacle d'un acharnement raciste anti-Noirs contre les réfugiés subsahariens, qui nous a avilis. Une telle honteuse campagne n'aurait pas été possible dans les hautes sphères du pouvoir d'un Etat démocratique. Et tout le reste à l'avenant. L'humiliation suprême d'imposer un moribond à un cinquième mandat a été quelque part salvatrice puisqu'elle a tiré de son apparente torpeur un peuple qui a gardé, en dépit des tentatives de dépossession, son esprit de résistance et peut-être de résilience, et qui montre qu'il est plus sensible aux atteintes à sa dignité que le pouvoir qui, lui, semble ne pas en avoir du tout. Depuis le 22 février et la naissance de ce mouvement d'insurrection citoyenne unique au monde, tous les observateurs se demandaient où les Algériens, catalogués jusqu'alors comme violents, brouillons, indisciplinés, inciviques, brutaux, cachaient ces réserves de maturité politique, de discipline civique, de solidarité, de respect les uns envers les autres. On se demandait même, surtout s'agissant des jeunes, d'où ils avaient pu puiser cette conscience politique, cette lucide vigilance qui a donné au mouvement du 22 février son exemplarité. Il n'y a pas, on le sait, de génération spontanée, ni de révélation divine en la matière. Cette prise de conscience n'est pas le cadeau de Facebook non plus. Elle est l'accumulation d'un ensemble de facteurs disparates qui ont fusionné au moment idéal d'un rejet unanime conjugué à une crise aiguë du système politique algérien. Il est bien entendu inconcevable que la maturité dont fait preuve le mouvement ne soit pas aussi l'héritage de toutes les luttes menées par les forces progressistes contre l'hégémonie du pouvoir nationaliste perverti, négateur des libertés, et assassin des espoirs. Tout cela est aussi le fruit du combat de tous les militants, des sacrifices d'hommes et de femmes de conviction et d'action, de militants politiques, associatifs, de syndicalistes, d'intellectuels, de patriotes qui ont lutté pour la justice sociale, pour la démocratie, pour les droits fondamentaux, pour les droits des femmes et pour la construction du pays. Ils ont été humiliés, jetés en prison, torturés, assassinés, poussés à l'exil pendant des décennies. Ils ont aussi été enterrés dans l'oubli. C'est une injustice totale d'imputer aux mouvements d'opposition, toutes obédiences confondues, depuis l'indépendance, la coresponsabilité de l'échec. Il faut rendre hommage maintenant à l'action, à la conscientisation menée par les groupes et partis clandestins depuis l'indépendance, qu'il s'agisse des berbéristes, des communistes, des démocrates. C'est le fruit de leur passion pour ce pays et pour la liberté de leur peuple qui se manifeste dans la maturation de ce mouvement populaire qui, encore une fois, ne pouvait naître ex nihilo. Le déferlement humain du refus, bigarré et pacifique, pugnace et clairvoyant, qui emplit nos villes et villages depuis plusieurs semaines est aussi un hommage à ces femmes et ces hommes qui parfois ont milité dans la solitude et l'incompréhension. Ce mouvement leur rend justice. A. M. P. S. : il faut rendre hommage à de nombreuses personnes décédées ou encore vivantes pour l'espoir qu'elles ont su insuffler dans la réussite du combat. Comme elles sont très nombreuses, je n'en citerai qu'une : Mohamed Benchicou qui a payé de sa santé par deux ans de prison son droit de journaliste à s'exprimer. Le journal qu'il avait créé avec ses camarades, Le Matin, a été interdit. Et n'oublions pas que croupissent encore en prison des jeunes pour avoir crié peu avant le 22 février : « Non au 5e mandat .» Tout un peuple a relayé leur cri. Ils doivent être libérés. Ce que c'est que d'avoir raison trop tôt !