Dans une vie encore récente, Farid était infirmier. Comme pour tous les autres métiers, on n'arrête pas de l'être parce qu'on a cessé d'exercer. Rien ne l'indique en dehors d'un discret embonpoint et d'une calvitie naissante mais Farid est à la retraite depuis des années. Avant cette saloperie qui terrorise le monde, il coulait des jours tranquilles même s'ils ne sont pas très confortables. Quand il n'est pas pris par les occupations ordinaires d'un brave et attentionné père de famille et les séjours plus réguliers, plus fréquents dans son village d'origine de la vallée de la Soummam, Farid s'adonne à son unique passion, la pêche à la ligne, qu'il pratique avec le naturel d'un enfant de la mer. Des longues et parfois pénibles années qu'il a passées au labeur dans cet hôpital de la côte-ouest d'Alger, il n'a pas vraiment de nostalgie, même si son parcours professionnel a pris fin dans la satisfaction d'avoir fait ce qu'il avait à faire et d'avoir quand même été utile. Il lui reste aussi quelques aigreurs de n'avoir pas tout fait pour soulager plus et mieux les milliers de malades qu'il avait vus arriver et sortir de son service et fulmine parfois parce qu'il a rarement eu les moyens et les conditions d'exercice qui lui auraient permis de mieux servir la collectivité. Et puis, ce récurrent et compréhensible sentiment de n'avoir pas été récompensé en retour. Parce que s'il fait contre mauvaise fortune bon cœur, Farid est « sorti » avec une pension de retraite de smicard. Par ailleurs, il se demande toujours comment il aurait fait pour loger sa petite famille sans la générosité de ses frères et sœurs qui ont renoncé à leur part d'héritage après la disparition en deux années d'intervalle des parents. Quand la saloperie qui terrorise le monde est arrivée, Farid ne s'est pas posé de question. Il fallait faire quelque chose et il s'y est mis tout de suite, spontanément, naturellement. Mais Farid n'a pas les prétentions de la science infuse. Il sait qu'il n'est qu'infirmier, qu'il a décroché de la chose médicale depuis des années et le mal est trop compliqué pour être combattu avec légèreté. En homme rationnel, il sait que pour être utile, il faut maîtriser son sujet, sinon, c'est l'effet contraire. Farid s'est alors documenté, s'est informé avec précision et s'est mis à jour avec méthode et application. Il sait aussi que pour servir, il fallait être exemplaire dans le respect de toutes les précautions, de tout ce qu'on appelle maintenant les gestes-barrières. Dans son entourage, il a aussi commencé par combattre toutes les théories du complot, toutes les promesses de panacées charlatanesques et toutes les invitations à la résignation et la fatalité divines. Ce n'est pas évident dans un environnement où on écoute plutôt la parole facile, où on aime bien qu'on vous dise ce que vous voulez précisément entendre. Patient mais tenace, Farid a fini par devenir la voix qui compte dans le quartier, l'autorité qui en impose en dépit de quelques résistances. Et puis Farid est toujours disponible. Pour les injections à domicile de malades chroniques, pour quelques conseils ordinaires, sinon pour demander aux jeunes imprudents qui s'aventurent dehors ou se tiennent trop proches les uns des autres. Un jour, il faudra bien se souvenir de Farid et de tous les braves qui ont été précieux dans le combat contre la bête immonde. La fin n'est plus très loin, restons à la maison et respectons les consignes. S. L.