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Le temps des magiciens du chaâbi
Publié dans Le Soir d'Algérie le 23 - 09 - 2013


Dr Rachid Messaoudi
[email protected]
A plus de soixante ans, il est encore célibataire. La légende lui a forgé une réputation comme s'il devait être voué à la solitude. Rumeurs et fantasmes populaires, quand vous nous tenez ! Tout un verbiage pour entretenir un mythe autour de personnalités mystérieuses ou fantastiques.
On le dit envoûté, dans l'impossibilité de se marier puisque déjà lié à une «houria», une vierge du paradis. Elle lui tiendrait compagnie tous les jours, colonisant sa vie, lui inspirant même des mélodies, attisant sa douleur pour donner de la virilité à son instrument de musique, un mandole acheté chez Chaffa, luthier depuis plusieurs générations. Elle l'attendrait, féerique mais docile dans l'antre de son petit espace se suffisant d'un lit de camp et d'une vieille commode en noyer héritée de sa défunte tante.
Une ancienne buanderie aménagée le maintient perché sur les hauteurs de La Casbah. Même si dans le regard des autres il semble avoir le vague à l'âme, il serait comblé d'un bonheur que lui seul sait apprécier. Il le chante d'ailleurs. A sa manière. Fantaisiste. Surprenante. El Ghrib est un chanteur populaire ou mieux encore, un chanteur du peuple. Un mandole, instrument à mi-chemin entre la guitare sèche et le luth, des serins qui piaffent quand il pénètre dans son appartement que personne, même ses plus intimes, n'ont pu violer. C'est son univers où il vit seul, où il compose sa musique dans une méditation solitaire. Il est 11h du matin, heure à laquelle il sort de chez lui et va se frotter au monde. Son siège l'attend, à la même place. Un cageot de légumes en bois, au seuil d'une épicerie, à trois pas à peine de chez lui. El Ghrib sait que la journée sera longue à parcourir. Les heures défileront dans ce spectacle quotidien du va-et-vient d'inconnus qui le salueront et de chiqueurs qui viendront l'embrasser pour montrer qu'ils savent, eux aussi, l'apprécier. D'autres s'installeront près de lui et leurs questions embarrassantes sur le dernier match de football ou pire, sur sa santé, le jetteront sur son paquet de Camel. Il n'aime pas les familiarités. De la courtoisie, d'accord. Jamais il ne répondra à celui qui vantera son art. D'ailleurs, il se plaît souvent à dire qu'il n'est pas artiste mais «meddah», une sorte de troubadour. Est-ce l'ennui qui l'a rendu si susceptible, si méfiant, si difficile ? Orphelin à un âge des plus verts, il se complaît à vivre constamment dans la fuite des autres, sans les rendre coupables de sa solitude pour autant. Moh passe en voiture, salue et s'arrête. Dans une accolade ostentatoire, il embrasse le chanteur comme si El Ghrib revenait de La Mecque.
- Cela fait vingt jours que je te cherche, dit Moh.
- Mais je n'ai pas bougé d'ici.
- Je suis passé plusieurs fois pour demander après toi.
- J'ai dû changer mes heures de sortie car j'ai appris qu'un fonctionnaire de la télévision voulait me voir pour un enregistrement. Tu sais que ça ne m'intéresse pas, leur cinéma.
- Oui, mais tu as besoin de te faire connaître comme ça. Ton public le veut !
- Non, qu'on me laisse tranquille !, répliqua El Ghrib sans donner d'explication.
Puis, il demanda à un gamin aux yeux ronds d'aller lui chercher deux thés chez le cafetier d'à côté.
Moh doit solliciter El Ghrib pour chanter au mariage de son frère Mourad qui a lieu dans un mois. Toutes les hésitations du monde sont tombées sur lui et l'empêchent d'aborder le sujet, se culpabilisant d'avoir créé un contentieux en parlant de la télévision. Seuls les sons des gorgées de café que sirotaient les deux hommes se font entendre. C'est alors qu'un flot d'amertume envahit les paroles du chanteur au sujet de ceux qui se donnent en spectacle dans ces galas à la noix de muscade, des artistes qui chantent sans respect du tempo, des mots frivoles, des accents empruntés à l'Orient ou à l'Occident. La chanson coulait depuis plusieurs années sans trac dans un déversoir de vulgarités et de pauvreté artistique. Puis, pour éponger la rancœur et la déception, il s'en remet aux maîtres du chaâbi qu'il semble porter aux nues de l'art, se conciliant avec la sagesse.
Moh n'a pas de culture poétique mais vibre à la moindre touche musicale du chanteur sans pouvoir se l'expliquer. Il fait partie de ce parterre grossissant d'admirateurs, les «goûteurs» de musique chaâbi. Avides d'enregistrements «live» de cérémonies, jaloux de leurs cassettes. Collectionneurs passionnés comme les philatélistes.
El Ghrib sombre soudain dans un silence comme s'il s'était essoré de toute idée, revenant à son idéal qu'il a toujours caché dans l'écrin de son âme. Une philosophie, un mysticisme hérité de grands saints maîtrisant le Coran et le verbe. Une transcendance et une sublimation de Dieu dont ils ont le secret, eux les pionniers, les élus.
Moh revient chez lui bredouille en se promettant de revenir à la charge un autre jour, quand la clémence du chanteur se posera sur lui, on ne sait par quelle saute d'humeur. Essihli est un homme costaud aux mains noircies par les artichauts qu'il vend au marché de Bab-El-Oued, baptisé «Watergate» par l'humour populaire qui s'ingénie à trouver des sobriquets sur un geste, une parole, une circonstance. Il est de ceux qui ne se séparent jamais de leur bleu de Chine, été comme hiver. C'est le sceau d'une appartenance citadine, la signature de la plèbe hautaine et fière, la preuve d'une simplicité à tous égards, le respect de la tradition des aînés, autrefois dockers ou marins.
Essihli est musicien, un virtuose du banjo, un instrument curieusement partagé par les orchestres de folk-song d'Amérique et les chanteurs de chaâbi. Il est là, derrière son étalage, à soigner sa dose de chique qu'il placera au balcon de sa bouche en attendant les clients. Anonyme. Quelques têtes de salade et quelques oranges lui resteront sur les bras à la fin de la journée. Mais il les emportera chez lui pour ses enfants à qui il conseillera de réussir dans les études pour ne pas finir comme lui marchand de fruits et légumes.
Sur la grande place du marché, le «Café des amis» porte encore cette enseigne d'un autre âge, encadrée par des moulures de peinture en relief qu'un oisif du quartier a réalisée, un jour de bonne volonté. Les quelques chaises qui datent de la guerre sont torturées par des êtres gras qui virevoltent à chacune de leurs phrases qu'ils croient savantes. Ils font face à de jeunes pubères gringalets à la moustache à peine engagée qui ont gelé leurs cheveux graisseux comme pour arrêter le temps. Ils ont chaussé leurs fausses Ray-Ban et mis leurs chemises aux couleurs tapageuses, tout juste débarquées de Syrie ou de Barcelone par le «trabendo», leur sport national. La boulangerie voisine exhale la levure et le mahonnais appelé «maonis» à Alger dans l'entorse habituelle des mots, un pain italien hérité du savoir-faire des anciens. La fougasse vient des pieds-noirs, soucieux du confort des mâchoires édentées des vieux.
Le marchand de tissus aligne à longueur de mètres les futures tenues de mariées qui feront la gloire des mères. Paillettes, perles, ton sur ton, moiré sont des mots jaillissant des gorges de femmes qui entendent jeter toutes leurs économies dans l'épreuve. Pour le «nif», le «chna», l'honneur de paraître. Supplanter la voisine, la cousine, la sœur qu'on a dans le nez, toutes ennemies potentielles. De jeunes adolescents rangent leurs paquets de cigarettes blondes qu'on peut acheter à l'unité et coller derrière l'oreille avant de fumer dans un moment de frime ou de détente.
Un vacarme dans ces parfums quotidiens trempe tous ces jeunes dans l'oubli de l'exiguïté de leur chambre, de leur portefeuille, de leurs idées. Ils sont là pour s'échanger un rêve, un commentaire mille fois modelé sur la voie à suivre pour faire du pays l'Eden tant promis pour les musulmans. Ils racontent l'anecdote du voisin devenu fou à force d'étudier les mathématiques, de la fille qui pleure des cailloux, du ménage qui casse à cause de la sorcellerie savante d'une voyante venue du Maroc, de la feinte qu'aurait du faire le demi de l'USMA ... Le peuple sait détailler la vie dans la fable et les croyances. Il a ses propres mots, justes et convaincants. Il sait comment faire adhérer les yeux médusés des crédules, les égarés dans une culture venant d'ailleurs, à la loi commune. Son souci inconscient est la cohésion du groupe, la famille à grande échelle. Le regard naïf de la logique ne saurait expliquer comment ces mots qui volent dans la rue ou dans le café du quartier arrivent à faire mouche et entrer allègrement comme un bourdon dans les oreilles généreuses et hospitalières des laissés-pour-compte à rebours. Au café, une cassette d'El Ghrib essaye de livrer sa musique dans un lecteur laborieux et pansé par les chutes répétées et le manque de soin, les pièces de rechange faisant défaut. La bande défile en avalant les mots. C'est un enregistrement pirate d'un mariage ou une circoncision dont le maître de cérémonie voulait en avoir l'exclusivité. On ne se donne pas le droit de piller les chansons d'une fête comme ça car on est déjà supposé non connaisseur. Exposer ces petits trésors, c'est dévoyer un diamant et l'offrir à un dinandier dont le seul mérite est de dresser le cuivre.
A quelques mètres de là, Essihli écoute distraitement et essaye de se remémorer le jour de la fête. Il sent que ses doigts ont trébuché à tel passage et fait une grimace de regret. Maudit cinquième fil qu'il n'a pas pu remplacer ! Et ce steward qui tarde à lui ramener le jeu de cordes tant promis ! Essika est de ce même peuple. Il est jeune et sportif. Il s'est forgé de muscles ronds à la Steve Reeves en soulevant pendant plusieurs étés des blocs de ciments transformés en haltères.
Il n'est pas fumeur. Son contour trapu lui sert à faire pleurer le «bandjo ténor» aux sons fins pour donner la réplique à celui d'Essihli. C'est le petit cadet de la troupe musicale d'El Ghrib. Essika a fait ses débuts en grattant sur des fils de pêche accrochés à une planche en bois et un bidon d'huile à moteur. Il s'aidait de la gorge quand une gamme lui échappait et fredonnait à longueur de journée des airs qui lui venaient on ne sait par quel miracle. Mais il avait une idole, un aîné qui avait la faveur des maîtres.
El Mezmoum est connu pour être le plus grand joueur de «bandjo ténor» le plus brillant et dont le talent n'a jamais pu être égalé. Mais il est parti dans les méandres d'un fanatisme religieux, lui qui jouait sur des textes vantant l'Islam et Son Prophète (QSSSL).
Un jour, après une prière, un de ses amis l'a convaincu que la musique était un péché. El Mezmoum rangea son instrument, porta barbe et qamiss et se retira définitivement du monde du «chaâbi» à la grande déception de tout le monde. C'était il y a plus de vingt ans. Du haut de son balcon qui surplombe la mer, Essika regarde la crique où il va se baigner d'habitude et se fait une météo personnelle pour décréter si c'est un jour de pêche.
Djarka est un employé de la compagnie nationale d'électricité. Il tire sur sa cigarette jusqu'au fond de son inspiration dans ce petit bureau terne dont l'hospitalité s'est à jamais fâchée avec l'ergonomie. Les doigts maigres et longs font maladroitement glisser un stylo sur le papier jauni des formulaires techniques qu'il doit remplir sans conviction. Il n'aime pas beaucoup son métier de bureaucrate. Son esprit est ailleurs et il tambourine sur le bord d'une table métallique pour se donner le la. La peau épousant les os, recroquevillé comme un hameçon, Djarka a la démarche chaloupée et fuyante des timides d'Alger.
C'est le satanique joueur de «derbouka» à qui il donne l'éloquence. Le choix de la peau de son instrument raconte toute une histoire tant il se plaît à être méticuleux à détailler la texture de ce qui honore ses doigts d'artiste. Elle doit être absolument un ancien habit de serpent pour résonner et pour monter comme un pain levain quant il la réchauffe avec une ampoule électrique. La peau est tendue par une sorte de cylindre avec une protubérance qui se doit être de l'argile cuite.
La cohabitation avec son frère aîné se passe mal dans ce réduit fait de deux petites pièces et datant de la colonisation. Deux couples avec un enfant chacun y vivent, se boudant les uns les autres. Djarka ne peut pas écouter de la musique chez lui. Il dérange. Alors, souvent, il se résigne à réviser les chansons des maîtres, la larme à l'œil quand un vers le secoue par sa beauté.
Djarka s'est brouillé avec El Ghrib qui lui reproche sa langue fourchue et ses enregistrements de cassettes qu'on le soupçonne de vendre au marché noir.
Laârak est en faction devant la préfecture de police où il est brigadier. Grand, mince, il a le visage tanné par le soleil. Ses yeux verts contrastent avec son teint hâlé. Souriant et fier de ses dents blanches, il regarde les femmes passer et apprécie tous ces parfums qui lui narguent le nez. Mon Dieu, qu'il est beau et timide ! Malchanceux aussi. Trois mariages sans succès.
Plusieurs fois grand-père. Quand un enfant a lâché un pilon par dessus un balcon à la rue Bab Azzoun, il a fallu qu'il soit là ce jour pour le recevoir. Coma avancé pendant quinze jours. Pendant son hospitalisation, son fils, policier lui aussi, échappe miraculeusement à un attentat terroriste. Ils sont cinq, comme les doigts d'une main et forment l'orchestre populaire. Cinq comme pour se prémunir contre le mauvais œil. Cinq cigales qui attendent le printemps et l'été pour se déployer dans une circoncision ou un mariage. Ils chanteront en chœur la «khmassa», le refrain qui permet à El Ghrib de reprendre son souffle. Les textes sont longs et trop bien écrits. Le verbe est difficile, la rime audacieuse. El Ghrib possède plusieurs cabas dans lesquels il transporte le «diwan», trésor inestimable de poésie écrite depuis plusieurs siècles. Il n'est pas comme ces chanteurs qui possèdent des chevalets pour poser les textes et les partitions de leur répertoire. Son répertoire à lui est inépuisable, élastique, vautré dans son humeur et ses inspirations du moment, son «gusto». El Ghrib se savoure dans ses fantaisies musicales, ses prouesses vocales. Il jubile au plus profond de lui-même pour une «khana», un grain de beauté qu'il improvise pour embellir un mot, un vers.
Le soleil tend une main pour dire bonsoir. El Ghrib est parti faire sa prière dans la mosquée du quartier. Khalti Fatma lui a envoyé un plateau avec quelques pommes de terre cuites en ragoût et une salade de concombres à la menthe fraîche. Le chanteur prendra une tisane de thym avant de dormir.
C'est jeudi. Les gens sont presque détendus d'aborder la fin de la semaine. Les écoliers sont prêts à jeter leurs cartables pour aller taper dans un ballon en faux-cuir à travers les ruelles étroites, faisant fi des voitures qui klaxonnent poliment. Les jeunes se concertent et appréhendent le soir face à la télé ennuyeuse avec ses programmes nationaux où les clichés du civisme ont un goût d'irréel, de fantasme et de mensonge. Un film sur une chaîne étrangère peut-être ? Mais rien ne peut plus passer pour tous les yeux de la famille. Le respect, les mœurs, la déférence, l'intimité et la discrétion qui ont gonflé le moi psychologique de chacun. Moh a pu convaincre El Ghrib. La fête se prépare en mobilisant des bras qui s'animent. Des ordres fusent, des voix éclatent pour monter la scène. Les guirlandes aux couleurs du drapeau national sont croisées. Des chaises pliantes sont alignées. Le premier rang sera pour les antiquités de la famille et quelques personnalités qui arriveront en retard sans s'excuser. Des tricots marins enveloppés par un bleu docker qui a subi les avalanches du temps en harmonie avec des espadrilles ou des mocassins blancs. Parfois des costumes clairs et des cravates à gros nœuds. Au coin là-bas, un vieillard venu du bled, le teint hâlé, entouré d'un halo de respect, venu comme un symbole, une mémoire...
Les guirlandes aux couleurs de l'emblème national sont croisées. La scène a été montée. En arrière-plan, un tapis mince qui montre une gazelle s'abreuvant. Des colliers de jasmin pendent ça et là. La table est garnie de gâteaux aux amandes bien rangés sur des assiettes étagées en argent. Un plateau chargé de verres et de tasses prend son espace. Des coupelles avec de la confiture maison font la touche principale du savoir-recevoir. A la porte de la maison veillent des vigiles de circonstance. Ils rabrouent des jeunes non invités qui viennent s'imposer avec un poste-cassette enveloppé d'un sac en plastique sous le bras. On leur permettra de rentrer, plus tard, quand il y aura des places, comme au stade où l'entrée est gratuite et permise à la seconde mi-temps. Soudain, des chuchotements. C'est El Ghrib qui arrive. Il salue poliment tout le monde et s'attarde sur des visages qui lui paraissent familiers, tandis que l'odeur épaisse et grasse couvre l'atmosphère dans le cliquetis des convives attablés, dont le tour à dîner est arrivé. Les femmes sont cachées au balcon derrière un drap. Elles sont l'orchestre qui exprime la joie : les youyous que certaines gorges sont encore capables de produire. Parmi les invités, il y a des danseurs qui s'ébranleront au premier «berrouali» après avoir été suppliés d'entrer en scène. Je vous parlerai, non sans nostalgie, de la fête traditionnelle plus amplement dans mon prochain livre. Je vous dirai combien ce cérémonial populaire est envoûtant et noble et comment s'étanche la soif de la fête dans ce décor sympathique et attachant.


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