Quelque part dans un village alg�rien... La pluie a repris de plus belle. Fouett�e par les vents terribles des hautes plaines, elle s'abat soudainement en grosses trombes sur la petite cit�. Le froid p�n�tre par vagues successives, les unes plus glac�es que les autres, dans la petite pi�ce meubl�e de tapis et de matelas aux couleurs flamboyantes. Une note de gaiet� dans cette nuit gel�e et sinistre… Un vieux po�le � mazout tr�ne au milieu de la chambre, mais il est aussi froid que le reste. Un imb�cile heureux de bureaucrate, quelque part dans l'un de ces mornes b�timents administratifs qui peuplent la capitale, a trouv� des arguments pour augmenter le prix du gasoil ! Il y a quelques ann�es, l'un de ses confr�res a d�cid� de supprimer le fuel de chauffage domestique ! Et les d�put�s ont march�, comme toujours… Ils repr�sentent qui, ces �repr�sentants � du peuple ? Les Indiens d'Amazonie ou les pygm�es du Gabon ? Parce que ces gens qui meurent de froid n'ont rien � voir avec un Parlement et des parlementaires qui votent aussi facilement des augmentations du prix du gas-oil… On tousse de plus en plus dans nos campagnes, la tuberculose a reflu�, les dispensaires et les h�pitaux sont pleins � craquer… Et vous n'y comprendrez rien, tant que vos gosses seront au chaud, � Alger ou � Londres, Gen�ve et Washington ! Mais ici, dans ce village du bout du monde, cingl� par ces bourrasques si propres � nos grandes �tendues, il y a un combustible qui a cette particularit� de ne pas br�ler partout. Il ne coule pas dans les pipe-lines et n'est pas distribu� dans les pompes d'essence. C'est la grande fraternit�, l'amour vrai, la solidarit� ; des valeurs qui ont d�sert� les cœurs de la n�obourgeoisie, cette classe sans classe, � la lisi�re de la contrefa�on et de la tricherie …La folle avidit� des hommes emporte nos derni�res illusions � reb�tir cette soci�t� fraternelle de nos parents et, s'il en reste encore quelques traces dans les profondeurs de nos campagnes, il ne faut gu�re se faire d'illusions : ces �lots bienfaisants seront bient�t submerg�s par le razde- mar�e mat�rialiste… Ce combustible br�le de toute sa force ce soir. Une nuit d'A�d entre parents et amis, �a remonte le moral et �a fait oublier les lani�res cinglantes du froid… Les cœurs ont chaud, et c'est l'essentiel. Qu'on est loin de ces cages d'escalier froides et impersonnelles o� les voisins oublient de se dire �Bonne f�te� ! Loin aussi de ces quartiers dits �r�sidentiels� o� les mendiants sont chass�s comme des l�preux ! Sous la lumi�re vacillante d'une ampoule qui s'allume et s'�teint au rythme du vent qui souffle dehors, un d�ner majestueux est servi en l'honneur de l'invit�, un enfant du pays… Ici, dans cette demeure paysanne sans luxe, sous une lumi�re qui part et qui revient comme elle veut, loin des bienfaits de la civilisation du vingti�me si�cle, l'invit� a l'impression que le monde est peut-�tre meilleur. Ces gens-l� n'ont pas besoin de gadgets ultra-sophistiqu�s pour �tre heureux. Ils vivent certes � la mani�re de leurs parents et il est injuste de les laisser dans cet �tat-l�. Certes, eux aussi ont le droit d'acc�der � la vie moderne et de b�n�ficier de tous les privil�ges qu'elle apporte. Mais, en changeant, en acc�dant � ces bienfaits apport�s par la civilisation, ne vont-ils pas perdre quelque chose de plus important ? Cette qui�tude supr�me qui habille leurs yeux, cette tranquille assurance qui les habite, cette paisible s�r�nit� qui peuple leur quotidien, tout cela ne risque-t-il pas d'�tre sacrifi� sur l'autel de la modernit� ? Qu'y a-t-il de plus beau que cette belle veill�e familiale faite d'�changes et de partage, dans l'amour et la joie ? Le gars a vu des familles qui ont subitement perdu la capacit� de communiquer. La vie moderne a apport� le boulot pour tous et les �tudes pour tous. On ne se retrouve � midi que pour manger rapidement, avant de retourner qui au travail, qui en classe. Et encore, dans certaines villes, les gens ne rentrent m�me pas chez eux en milieu de journ�e. Cassecro�te. Pizzas. Dans la hideuse solitude de la foule anonyme et le terrible silence que l'on s'impose dans le brouhaha des fastfoods engorg�s. Et le soir n'apporte rien de nouveau. La lumi�re vacillante des t�l�viseurs projette dans les sombres et tristes salons de tous les immeubles, de toutes les cit�s, ces z�brures cathodiques bleues dont les reflets dansent sur les murs, pareils au miroitement de la b�tise dans l'oc�an froid de notre inconscient. Dans le silence impos� par la voix monocorde du pr�sentateur J.T. ou le son irr�el d'un feuilleton de s�rie B, on n'entend que les � chuut � qui s'entrecroisent dans une ambiance raide. Chacun veut entendre tout et ne rien rater, car � cette phrase est capitale pour la compr�hension du film… � ou �Laissez-moi suivre en paix le journal t�l�vis�! �. Tout est capital, tout est important, sauf ce que peut dire l'�pouse ou le fils. Leurs probl�mes, leurs joies, leurs peines, leurs sentiments, qui s'en inqui�te ? Les tr�pidantes aventures du sh�rif Mac quelque chose sont plus importantes que toutes ces niaiseries. Et ce que va dire le ministre m�rite toutes les attentions ; alors, sil vous pla�t, ne polluez pas son intervention avec vos probl�mes de bassecour ! Ici, il n'y a ni sherif Mac quelque chose, ni ministre via le tube cathodique. Il y a la vie, la vraie vie des gens de la campagne qui savent tout partager. L'invit� les conna�t bien. Il ne faut jamais se fier � la premi�re image, � cette hostile r�serve qu'ils affichent devant l'�tranger. Ce n'est pas un refus de l'autre, c'est simplement une appr�hension, une d�fiance, en attendant de mieux cerner les intentions du visiteur. Mais cette m�fiance c�de souvent la place � une grande tol�rance, un amour g�n�reux et tendre comme la terre. On s'aime ou l'on se d�teste. Il n'y a pas quatorze solutions. L'hypocrisie est une plante qui ne prend pas ici. Le lendemain, l'invit� se r�veille au milieu d'une tonne de sucreries maison pour le petit-d�jeuner. Le soleil a chass� le brouillard de la veille et inonde de ses rayons lumineux la petite chambre chauff�e par un doux feu de bois qui meurt tranquillement dans la chemin�e. Dehors, le nouveau jour est majestueux. L'invit� est aspir� par la lumi�re crue qui baigne tout… La source qui alimente toute la population en eau potable est situ�e encore plus haut que le hameau. On y acc�de par un sentier raide et difficile, qui ondule au milieu d'une for�t de pins d'Alep. Autour de la source, coulant dans un grand bassin en pierres taill�es, se retrouvent toutes les jeunes filles du coin. Cette t�che est aussi un moment de communion et de partage, l'une des rares occasions de quitter les t�ches domestiques pour aller au contact des autres, s'informer de la vie du douar et �changer quelques confidences. Il aime �couter l'�cho profond de la for�t ; cet �cho qui n'est ni du bruit, ni du silence. Ce fond sonore ronronnant qui enfle par vagues successives, est � peine perturb� par la farandole des feuillages agit�s par les vents du sommet. Il a la nette impression que la for�t remue de vie, qu'elle a des yeux qui vous regardent de partout et que chaque centim�tre carr� de son sol est peupl� d'�tres minuscules qui se mangent les uns les autres pour survivre. Tout d'un coup, Il pense � la ville. Oui, la for�t est comme la ville. Pour y survivre, il faut imposer sa loi et ne jamais faiblir. C'est la loi de la jungle partout. Ici, comme ailleurs. Le monde meilleur existe-t-il vraiment ? Mardi... Il se retourne une derni�re fois avant de s'engouffrer dans la voiture. Bient�t, le carrousel verdoyant de la for�t l'emporte dans un magnifique tournis… M.F. P.S. (1) : Ils recommencent avec l'histoire du soldat qui aurait tir� sur un bless�. Remake du coup de la torture � Abou Ghrib pour faire oublier l'atrocit� du g�nocide commis � Felloudja. Ils vont enqu�ter, juger peut-�tre un gars. La conscience collective est sauve. On oublie tout et on recommence, mais Bush ne sait pas encore qu'il va � sa perte… Et il est trop tard pour s'arr�ter… P.S. (2) : Et � El Harrach, notre ami et coll�gue Benchicou continue de purger une peine de prison qu'il ne m�rite pas. Il faut lutter chaque jour contre l'oubli et les fausses certitudes…