A chaque saison ses symptômes, et le mois de ramadhan est pour de nombreux foyers la période de la fièvre acheteuse. Jadis, il s'agissait de faire honneur à un invité de marque, le mois sacré, en repeignant l'extérieur des maisons à la chaux et l'intérieur en lavant les murs et les rideaux. Avec l'ouverture du marché, les commerçants ont trouvé le filon et orienté les clients en inspirant de nouvelles tendances de consommation. Désormais, on a beau avoir des ustensiles, des casseroles, des couverts, des marmites, des tadjines, de la vaisselle, des rideaux, des couvre-lits et des ensembles, parfois même des meubles à n'en plus savoir où les mettre ou quoi en faire, il y aura toujours quelque chose qui manque et de nouveaux articles à acheter en double, parfois en triple. Peu importe l'utilité, ce qui compte, c'est de les avoir. Comment les Algériens justifient-ils tous ces achats ? Suivons-les. B. Khadidja, surveillante dans un lycée : «C'est une occasion pour se faire plaisir» «Mes premières années de mariage, nous étions encore un jeune couple et n'avions même pas ramené les traditions des parents dans notre nouveau foyer. Aussi bien pour mon mari que pour moi, l'essentiel était de partager un repas et une salade au moment de la rupture du jeûne et l'affaire était conclue. Au fil des années, mon époux a commencé à calquer les comportements de ses collègues de travail en achetant des quantités et des variétés de pains et de brioches, des jus et des gâteaux. Pareil de mon côté si bien que mes amies et moi faisions une véritable «descente» dans les magasins et les marchés pour dénicher la petite nouveauté. Au retour, ce n'est pas une petite nouveauté mais tout une panoplie de produits que je ramène. Généralement, mon époux les prend pour des gadgets. Mais que voulez-vous, le moindre petit détail sur une assiette peut me faire craquer et en acheter une bonne douzaine. Ça me fait plaisir et c'est l'occasion pour s'en donner à cœur joie.» S. Naïma, femme de ménage : «j'achète utile » Avec son maigre salaire de quinze mille dinars et un mari laborieusement à vingt mille, le foyer de Mme Naïma n'est pas de ceux qui peuvent se permettre des excès quoiqu'il en voudrait améliorer leur quotidien. «Je garde la tête froide. D'ailleurs, j'évite de trop vadrouiller dans les marchés pour ne pas être tentée. Mon mari se charge de l'alimentaire. Par contre, on ne reste pas tout le temps insensibles. A la veille de chaque Ramadhan, pour rien au monde je ne raterai l'occasion de m'approvisionner en bonnes épices, et du frik de l'est du pays surtout. C'est ce qui donne beaucoup de saveur à un plat aux ingrédients modestes. C'est peut-être le seul écart que je me permets. Sinon, s'il y a autre chose à acheter, c'est généralement une dépense utile que je fais. Vous savez aujourd'hui, il y a même des commerces qui vous vendent des assiettes à l'unité. Ça ne fait pas très joli sur une table le mélange des couleurs et des dimensions, mais comme je le dis à mes enfants, l'important c'est ce qu'il y a dedans.» A. Boubekeur, DRH dans une entreprise : «J'adore faire des folies» Boubekeur, que nous avons croisé rôdant autour d'un kit barbecue au rayon jardin d'un grand centre commercial d'Alger, est un cas un peu à part. «Chaque Ramadhan et tout le long je dépense beaucoup, surtout... en meubles et objets décoratifs. Ce sont des folies que je peux fort heureusement me permettre. J'achète sans réfléchir. Je vois un article, je l'imagine dans un coin chez moi et hop je l'achète, loue une fourgonnette de livraison. Là, par exemple, ce barbecue me tente et je peux repartir avec dans la minute». En fait, ce que Boubekeur décrit comme «des folies» porte bien un nom : des achats compulsifs. Poursuivant, Boubekeur nous raconte qu'un week-end de Ramadhan, il est revenu chez lui avec huit ou neuf tableaux. «Il y avait de tout dedans, des tableaux de fleurs, un portrait de l'Emir Abdelkader, un verset coranique, des reproductions photoshopés de tableaux de maîtres, un faux Picasso... C'est comme ça. J'en ai épinglé deux et offert tout le reste. C'est mon épouse qui a régalé. Dès qu'elle avait une fête de mariage, elle en emballait un. Il m'est arrivé aussi d'acheter une table avec six chaises alors qu'il y en avait une quasiment neuve. Pour vous donner un exemple, nous sommes quatre à la maison et nous avons plus de vingt-deux chaises entre salle à manger et cuisine. Et je vous épargne les petits achats quotidiens. Il m'arrive de sortir du bureau et faire jusqu'à 60 ou 70 km de route avant de rentrer chez moi à la rupture du jeûne, et ce, juste pour aller chercher un pain, du lait de vache ou un jus naturel dont on loue la qualité.» Z. Hamid, marchand ambulant de fruits et légumes : «Tout le monde achète et tout se vend» «Pour moi Ramadhan est vraiment un mois béni, la baraka. Je vends tellement beaucoup durant ce mois, qu'une fois fini, je me permets le luxe de prendre un congé. Les Algériens achètent tout et à n'importe quel prix. Il faut voir les deux dernières heures avant la rupture du jeûne, il suffit que je gare ma camionnette dans un quartier, deux trois klaxons et vous voyez tout le quartier aux balcons. Il m'est arrivé d'écouler toute une cargaison de dattes en un seul arrêt. Vous revenez le lendemain avec un autre fruit, et c'est les mêmes qui accourent alors que je suis sûr qu‘ils n'ont même pas terminé de manger celles de la veille. Vous n'avez qu'à voir les poubelles débordantes pour vous rendre compte de l'ampleur du gaspillage. Ça ne me gêne pas outre mesure mais c'est hram quand même qu'en plein mois de piété des gens jettent de la nourriture que d'autres n'ont pas», regrette Hamid qui termine sur une anecdote : «Un jour, je me suis arrêté dans un quartier populaire de la banlieue d'Alger et quelques minutes plus tard est venu se garer un petit camion rempli à ras bord de matelas en éponge, couettes, petites tables et tabourets. Croyez-moi, on l'a pris d'assaut. Vous trouvez normal que des couettes se vendent en plein été !»