Médecin et ancien professeur d'université en médecine, Bélaid Abane est également politologue. Installé depuis le début des années 2000 en France, il se consacre à l'histoire politique de la Révolution algérienne à travers l'itinéraire et l'apport d'Abane Ramdane au mouvement de Libération nationale. Ses livres L'Algérie en guerre (l'Harmattan 2008), réédité en Algérie sous le titre de Résistances algériennes (Casbah 2011), Les raisons occultes de la haine, pamphlet publié chez Koukou en 2012 et Nuages sur la Révolution (Koukou 2015) ont été de francs succès de librairie. Vérités sans tabous (Dar El Othmania, 2017), dernier ouvrage de la tétralogie, est une monographie entièrement consacrée à l'assassinat d'Abane. Dans cet entretien, il explique la démarche scientifique qu'il a adoptée pour l'écriture du livre et se défend de toute subjectivité liée à sa parenté avec son oncle. Bélaid Abane exhorte par ailleurs les nouvelles générations de chercheurs à creuser d'autres zones d'ombre de la Révolution. Votre dernier livre Vérités sans tabous sur l'assassinat d'Abane Ramdane. Qui, Comment ? Pourquoi ? Et après ? se lit comme le dernier acte d'une tragédie qui a alimenté de grosses polémiques. Pensez-vous y avoir tout dit ? Non, bien sûr. Je n'ai pas une telle prétention. Du reste, je suis un scientifique qui a conscience que la vérité absolue reste toujours un but à atteindre et qu'elle ne progresse qu'avec le doute et le questionnement, et non pas avec des certitudes. J'ai écrit cette monographie en essayant d'aborder tous les enchaînements qui ont conduit à l'assassinat d'Abane. Je me suis mis à la place du lecteur en me posant toutes les questions susceptibles d'éclairer cette affaire. J'ai évité un biais qui m'a guetté dès le départ : ne poser que les questions qui m'arrangent. J'ai également cité des noms, parfois dans un esprit provocateur, en espérant déclencher des réactions et des témoignages de mise au point ou de contestation. Ce qui signifie que dès le départ, j'avais conscience qu'il restera toujours des choses à dire sur un assassinat qui ressemble en tout point à un crime maffieux et qui a donc laissé très peu de traces écrites. Mon souhait est qu'il y ait un jeune chercheur motivé pour prendre le relais. Nous commémorons, aujourd'hui, le 60e anniversaire de son assassinat. Est-il temps, d'après vous, de refermer cette plaie sanguinolente de la Révolution pour apaiser la mémoire nationale, trop marquée par ces liquidations physiques ? Personnellement je l'espère. C'était d'ailleurs l'un des objectifs de mon travail, faire le deuil définitif et apaiser la mémoire nationale. Néanmoins, la pire des choses que l'on peut envisager est qu'on remette le couvercle sur les pages sombres de notre histoire – l'assassinat d'Abane en est une – et qu'on ne tire aucune leçon pour l'avenir. La dernière phrase de mon livre est : «plus jamais ça». Je voulais par là faire prendre conscience que le recours à la liquidation physique, aux atteintes à la dignité humaine sont des procédés qui doivent être à jamais abolis dans notre pays afin que la vie de chaque Algérien soit sacrée. C'est la condition sine qua non pour que notre pays s'élève au rang de nation civilisée. Certains vous reprochent d'être subjectif dans vos écrits, compte tenu de votre filiation ? Ça doit être dur d'écrire sur Abane en portant ce glorieux patronyme, non ? Ceux qui me font ce type de reproches n'ont à l'évidence pas lu mes livres. Ceux-là d'ailleurs ne s'y intéressent même pas, pensant qu' «un neveu n'a rien d'intéressant à dire sur son oncle». Cette phrase m'a été rapportée par des personnes dont la curiosité a été plus forte que la subjectivité et qui ont fini par changer d'avis. C'est précisément cela, la subjectivité, celle qui consiste à porter un jugement lapidaire sur des livres dont ils n'ont même pas regardé la table des matières. Car ils auraient remarqué au premier coup d'œil qu'Abane n'a servi que de fil conducteur. Maintenant, si vous voulez parler d'empathie, je l'admets et l'assume en toute quiétude. Car tout de même, celui qui a été assassiné, puis diffamé et poursuivi jusqu'au bout de la mort sans pouvoir se défendre, et pour cause, c'est bien Abane. Au demeurant, si mes livres n'avaient pas de cohérence et si ce n'était que des livres de neveu à la gloire de son parent, j'aurais très tôt perdu ma crédibilité. Or, depuis le premier livre L'Algérie en guerre réédité par Casbah sous le titre de Résistances algériennes, mon lectorat n'a cessé de s'élargir et de me témoigner sa confiance et sa reconnaissance. Pour un auteur, c'est une grande satisfaction, mais aussi une exigence de rigueur et d'objectivité. J'ai veillé à m'y conformer par éthique et respect du public. J'espère y être parvenu. Vous ne cessez de marteler que l'assassinat de Abane n'est pas une affaire kabylo-kabyle. Pourtant, l'implication réelle ou supposée de Krim et Ouamrane polarise l'intérêt et fait l'impasse sur ses assassins matériels... Je n'ai pas martelé. J'ai simplement répondu à ceux qui veulent préserver leurs clans et les dédouaner de leurs turpitudes. Et à ceux qui pensent que les Kabyles sont porteurs d'un gène de néantisation réciproque. Ce qui est une manière de se défausser sur une espèce de fatalité. Je n'ai pas éludé cette question dans mon livre car elle était devenue récurrente au cours de mes nombreuses rencontres. J'ai eu aussi souvent à tempérer les certitudes de ceux qui pensent aussi mordicus que l'assassinat d'Abane est le résultat d'un complot fomenté par des dirigeants arabes pour arrêter l'ascension d'un leader kabyle à la tête de la Révolution. J'ai fréquemment lu et entendu qu'Abane a été liquidé par le clan d'Oujda qui, comme vous le savez, n'existait même pas à l'époque des faits. J'ai donc chaque fois fait la mise au point : Abane n'a pas été assassiné par des dirigeants kabyles ni par des dirigeants arabes, mais par des appétits et des ambitions de pouvoir. Il représentait un obstacle, et le fait qu'il soit Kabyle a sans doute joué dans le mauvais sens. Ce mauvais sens a joué également après sa mort. Et pour son statut dans l'historiographie étatique. Mais pas dans l'opinion où il jouit d'un statut hautement positif. Allez-vous arrêter de remuer l'histoire nationale maintenant que vous avez fait le tour de la question avec votre tétralogie sur le mouvement national, Abane et la Révolution, ou allez-vous vous intéresser à d'autres problématiques liées à la guerre de libération nationale ? Remuer l'histoire nationale, comme vous le dites, je vais sans doute arrêter. Car c'est un travail très prenant qui astreint à une grande rigueur. Et c'est à regret bien sûr. M'intéresser à d'autres problématiques, peut-être pas. A la guerre de libération, sans doute. Mais en écriture libre moins contraignante, également plus créatrice et plus imaginative. Je m'étais engagé il y a quelques années à écrire quelquechose sur la manière dont nous, petit peuple, avons vécu la guerre dans les villages de regroupement, une chronique romancée en quelque sorte. Il se trouve que j'ai vécu les sept années et demie de guerre dans un village de regroupement, que j'ai quelques capacités pour en parler et que je ressens même l'impérieux devoir de le faire. Ai-je le droit d'ajouter de l'oubli à l'oubli ? Car notre mémoire de la guerre et de notre vie dans les villages de regroupement est quasi vide, très peu d'écrits, pas de films. Les privations, les peurs et les souffrances, tout ce qui constitue notre mémoire, seront bientôt englouties dans les profondeurs de l'oubli. Il ne faudra pas alors s'étonner que notre récit national s'abîme dans le cours accéléré du détricotage et du délitement. J'espère avoir la santé et l'énergie pour sauver ne serait-ce qu'une infime parcelle de notre mémoire.