On raconte que lorsqu'on se rend au mausolée de cheikh Mohand Ou L'Hocine on en revient purifié. Les gens y vont pour voir si la légende dit vrai, d'autres parce qu'ils croient en ce lieu de haut pèlerinage. Situé à Ath Ahmed, commune de Taka Nath Yahia, à 50 kilomètres au sud du chef-lieu de la wilaya de Tizi Ouzou, le tombeau sous lequel est enterré ce grand homme de religion, illustre par sa sagesse et sa culture, connaît une forte fréquentation tout au long de l'année. Un peu plus depuis l'enterrement de feu Hocine Aït Ahmed près du mausolée. Il est 10h lorsque nous arrivons en ce début de week-end au village surnommé autrefois Taka aux sept fronts (Taqa m sbaa iwgiden), car entouré de sept hameaux. Nous sommes accompagnés de Nna Aini, une vieille d'un village limitrophe. Un teint clair comme l'éclat du soleil de ce jeudi, des joues laiteuses et tombantes prenant de l'ampleur sur son petit visage souriant qui ne dissimule en rien sa joie de nous faire découvrir cet endroit qu'elle aime visiter depuis son plus jeune âge. Nna Aini nous fait emprunter un chemin en pente. Elle a insisté pour que nous marchions à pied. Elle prétend que nul auparavant n'a senti de la fatigue en venant ici, car «l'endroit est béni». Elle disait vrai ! Sur la route, notre guide a pris plaisir à nous parler du lieu que nous nous apprêtions à visiter. «A Taka, les pâturages sont plus verts qu'ailleurs et l'air est frais en toute saison», dit-elle fièrement, en caressant les feuilles d'un olivier avec ses mains. Elle poursuit : «Nul n'est retourné déçu de sa visite. Je vois des centaines de personnes défiler constamment devant le mausolée de Cheikh Mohand, moi y compris.» Un lieu de dévotion «Ma mère me racontait que cheikh Mohand, cet homme né d'une grande famille de marabouts, réussissait avec des mots à redonner confiance aux plus pessimistes. Il était celui qu'on sollicitait pour résoudre les conflits de tous genres, car il avait un don inné pour prêcher la bonne parole», narre la vieille femme. Aujourd'hui, des décennies sont passées et le cheik n'est plus là, mais ce lieu de dévotion et de culte demeure fréquenté par des hommes et des femmes venant de tous les coins du pays. Parfois même de l'étranger. Une fois sur place, on voit apparaître ce monument funéraire campé au milieu d'une grande placette, soigneusement entretenue par les villageois, face auquel se trouve la demeure de quelques descendants du cheikh dont fait partie l'illustre chef historique, Hocine Aït Ahmed, lui aussi enterré auprès de son ancêtre. Sur place, nous suivons la foule à l'intérieur du mausolée. Une forte odeur de flamme de bougie titille les narines. Des centaines de tissus sont posés sur le catafalque. Les femmes, surtout, rencontrées à l'intérieur s'essuient le visage avec ces bouts d'étoffe et prient en silence. «Les gens implorent Dieu en venant ici», chuchote notre guide. «Il est bon de prier en tout lieu saint», poursuit-elle. En sortant, on aperçoit une foule se dirigeant vers un puits. De loin, il ressemble à un caveau construit avec de vieilles pierres de couleur rouge brique. Mais en se rapprochant et en se faufilant entre les visiteurs, on y voit un puits. Une femme, la quarantaine bien consommée, remplit un récipient et se rince le visage et celui de ses deux filles. «C'est une eau bénite», dit-on sur place. On nous explique que cette eau a été sacralisée par Lla Fadhma, la sœur de Cheikh Mohand Ou L'Hocine «en récitant des versets coraniques». De visu dans ce hameau d'Ath Ahmed, les gens viennent pour visiter un endroit sacré. Ils en profitent pour déposer leurs offrandes ; des aliments, de l'argent... Tout ce qui leur semble bon à offrir. Parfois des sommes colossales sont déposées par des personnes qui croient en ce lieu de pèlerinage et en ses pouvoirs guérisseurs. L'envers du décor... Réputé pour avoir enfanté un homme de culture et de connaissance des sciences traditionnelles, le mausolée de cheikh Mohand Ou L'Hocine est l'un des lieux de pèlerinage les plus visités de toute la Kabylie. Mais comment est-il entretenu ? Qui s'occupe de la prise en charge des visiteurs ? Et si tout ce spirituel entouré de rituel n'était finalement que la façade d'un commerce devenu par la force de la croyance et du mythe qu'un business très lucratif ? Il est impossible, pour ces milliers de pèlerins qui affluent tous les week-ends et pour beaucoup, tous les jours de la semaine depuis l'enterrement de Hocine Aït Ahmed, de croire que le mausolée s'est transformé avec le temps en une machine à sous bien rodée. Pourtant, aux alentours et au cœur du village de Taka, des rumeurs, et même des affirmations, se font entendre tout bas. Des villageois sont lassés de voir ce spectacle affligeant, qui risque de détruire la réputation de celle que l'on surnomme par amour de sa terre, la toscane kabyle. Un villageois s'est approché de nous. Par principe, dit-il, mais surtout par dignité et fierté d'appartenir depuis des générations à cette région. «Je refuse d'admettre ce qui se produit depuis des années déjà au mausolée de Cheikh Mohand et plus encore depuis les funérailles de Hocine Aït Ahmed. Pas sûr que ce dernier aurait accepté cette situation.» Et il ajoute : «D'ailleurs, il ne faut pas croire que tous les membres de la famille d'Aït Ahmed et notamment ses enfants sont d'accord avec ce qui se passe. Même Dda Hocine avait refusé de participer au partage des richesses générées par les pèlerins.» Et il n'est pas le seul à affirmer cet état de fait. Sous le sceau de l'anonymat, un cousin de Hocine Aït Ahmed nous a confirmé l'imbroglio, voir le conflit familial qui existe autour de la gestion du mausolée de Cheikh Mohand. «Ils se disputent la gestion depuis un moment déjà. Avant, la cession du mausolée était cédée au bout d'une année. Maintenant, c'est une semaine sur quatre. Vous ne pouvez même pas imaginer les millions générés après le passage des visiteurs.» Et pas seulement. ce dernier nous confie que la générosité des pèlerins est sans limites. Du temps de cheikh Mohand, c'était des lopins de terre qui étaient offerts au vieux marabout. «Aujourd'hui, alors que le pèlerin, souligne-t-il, n'a pratiquement que l'aïd pour manger de la viande, il offre sans réfléchir un, voir plusieurs moutons à l'esprit du mausolée.» Le mausolée et son eau «bénite» A l'intérieur où le tombeau de Cheikh Mohand et celui de sa sœur sont entreposés, la pièce est plongée dans le clair-obscur des bougies allumées à la faveur des vœux des pèlerins et des visiteurs. Autour des murs blancs, sont encastrées des caisses en bois. Rien ne transparaît si ce n'est la fente où les pièces et les billets de banque sont introduits. Il n'y a ni chaise, ni banc. Des tapis sont parfois placés sur le sol permettant aux medahette de s'y asseoir en cercle pour faire des lectures du coran ou de poèmes. Elles sont âgées. C'est logique pour beaucoup et connu, depuis des millénaires, que les «kayels» sont dans l'isolat le plus total. Si cet état de fait arrangeait bien les colons français, il n'a pas non plus dérangé les gouvernements qui se sont succédé après l'indépendance de l'Algérie en 1962. La Kabylie recluse et abandonnée des pouvoirs publics, tous les kabyles peuvent en témoigner. «Il a fallu l'intervention de Hocine Aït Ahmed, à son retour d'exil, pour que l'électricité parvienne au hameau des Ath Ahmed», nous confie un cousin de Dda Lho. «La route, c'est Ali Haddad qui l'a goudronnée quelques jours avant les funérailles de Hocine Aït Ahmed», précise un autre parent du défunt. Pour le gaz, l'éclairage public, le transport urbain, les commodités en général d'une société normale,… il faudra patienter encore des décennies», renchérit l'intervenant. Tout ceci, selon eux, au final, contribue chaque jour à la convergence des visiteurs vers le mausolée du marabout, s'accrochant à l'espoir que leur quotidien puisse s'améliorer et guérir de toutes sortes de maladies. Et tous repartent le cœur léger avec, sans exception, une bouteille ou un bidon rempli de l'eau du puits construit et béni par le vieux Cheikh.