C'est la première fois que Youcef a pris l'avion. Il pouvait bien le faire sur les lignes intérieures ou à destination des quelques pays encore accessibles sans visa, mais Youcef n'est trop frimeur, ni assez riche pour se payer un billet rien que pour le baptême des airs. Il habite un coin perdu sur la plaine entre Staouéli et Zéralda et quand il veut rejoindre Sétif, sa ville d'origine, un «taxi-places» ou un bus suffisaient amplement à son bonheur. Youcef n'est pas vraiment quelqu'un de démuni. Il a d'autres rêves et caresse d'autres ambitions que celle que lui impose sa condition, mais il sait se suffire de ce qu'il a, en attendant que s'ouvre quelque autre perspective de promotion. Il a vingt-six ans, partage avec deux amis de quartier un petit salon de coiffure qui ne désemplit pas. Faute de concurrent, concède-t-il avec humilité. Ce n'est pas l'eldorado non plus, juste de quoi contribuer à faire bouillir la marmite familiale «pour garder sa dignité», mettre quelques sous de côté - les temps se font de plus en plus durs - et se payer des jeans en dehors de la fripe. Youcef a joué au foot, et comme des milliers de jeunes comme lui, il ne lui en reste que l'aigreur d'être passé à côté d'une grande carrière qu'en termes de «valeur intrinsèque» il est convaincu de mériter mille fois mieux que les «pieds de chèvres» qui négocient des contrats en milliards dans le championnat national. Youcef n'a pas de logement à lui, n'a pas de voiture, mais il pense qu'il y a pire, en pensant à tous ceux de son âge qui ne peuvent pas se payer un café. Il n'a jamais pris l'avion, ni pour Sétif El Alia, ni pour Tunis la sans visa, mais il l'a pris pour Le Caire. Un sacrifice ? Non, un plaisir. Il a toujours vibré pour l'Entente, le voilà qui découvre l'équipe nationale. En 82, il n'était pas encore né et en 90 il était encore en petite culotte. Quand il a commencé à prendre le virus du foot, la disette nationale s'était déjà installée. Rien de vraiment enthousiasmant. Il restait El Kahla qui lui a donné quelque bonheur et de sacrées doses d'adrénaline. Mais l'EN, c'est tout de même autre chose et il a découvert ça depuis quelque temps. Youcef a pris l'avion pour Le Caire, éclate de rire au souvenir du moment où il allait «faire pipi en plein ciel» et la vague inquiétude éprouvée quand l'hôtesse expliquait comment utiliser le gilet de sauvetage. Il raconte que son copain lui a chuchoté à l'oreille : «Pourquoi elle nous montre ça ? L'avion va tomber ?» Et Youcef lui a répondu, une fois rassuré, que ce n'est pas l'avion, mais… l'Egypte qui va tomber. Avant de partir, il nous dit la dernière : «J'aurai dû attendre le Soudan pour prendre l'avion. C'était moins cher, moins dangereux et on a gagné.» Mais bon, Youcef ne pouvait pas savoir. Il ne savait même pas qu'il allait partir au Caire. Cet e-mail est protégé contre les robots collecteurs de mails, votre navigateur doit accepter le Javascript pour le voir