Mohand Saïd est maçon. Son père l'était aussi. Quand le vieux était encore en vie, le petit dernier était trop jeune pour apprendre le métier, mais il s'y est mis quelques années après sa disparition, aux côtés de ses grands frères. Il avait bien été à l'école, un peu fréquenté le collège, mais il s'est rapidement «rendu à l'évidence» : dans cette famille de basse Kabylie, on naît pour construire des maisons. Mohand Saïd a grandi dans «l'ambiance» de la pierre, du béton et du rond à béton. L'école était une parenthèse à tourner rapidement. C'est au tour de ses frères aînés de se faire vieux. Fatigués ou dépassés par l'évolution «moderne» du métier, ils se sont résignés à trouver d'autres sources de revenus. Dans cette famille de basse Kabylie, on est d'abord maçon, mais on sait, à l'heure du fléchissement des bras ou de la difficulté, se mettre à l'air du temps. On se fait alors éleveur. Ce n'est pas encore vraiment un métier, mais une tradition-refuge qu'on retrouve un peu comme une star de cinéma qui, vieillissant, retrouve le petit théâtre où il avait entamé sa carrière. A trente ans, Mohand Saïd perpétue la tradition plutôt avec bonheur. Il a la vigueur physique du jeune campagnard sans vice et le savoir-faire du professionnel qui s'est mis aux nouvelles techniques du métier. Il ne manquait ni de sollicitation, ni de raisons de négocier ses services au plus haut. Autant dire une référence dans son domaine. Pour un maçon de son âge, sa réussite est plutôt rare. Une petite maison confortable construite de ses mains, une voiture que lui envieraient bien des cadres et une vie sans angoisse de fin de fin du mois. Mohand Saïd n'a jamais envisagé d'«organiser» son métier. Artisan de fait, il ne pense ni à la retraite, ni aux congés payés, ni à la maladie. Il se repose quand il se sent fatigué, il a toujours «de quoi tenir» quand il s'enrhume ou se fait un bobo sur l'échafaudage et il n'imagine pas d'autre retraite que celle qu'il va consacrer aux chèvres et aux moutons. On a beau conseiller à Mohand Saïd de se constituer en microentreprise, de demander un crédit Ansej pour s'équiper, améliorer sa performance, assurer ses vieux jours et surtout faire bouillir la marmite à une autre température. En vain. D'abord parce qu'il ne se voit pas devoir quelque chose à quelqu'un quand bien même ce serait l'Etat, ensuite il a horreur de la paperasse et des parcours bureaucratiques. Récemment, dans une vive discussion au village, il a entendu, entre un commentaire hasardeux de quelqu'un qui parlait d'une marche empêchée à Alger et la description surréaliste d'un autre évaluant la fortune de Ben Ali, que tout a changé dans le pays : les banques vont distribuer de l'argent à gogo, les crédits Ansej vont devenir un parcours de parc d'attraction, il y aura tellement de maisons à construire qu'il va doubler ses tarifs. Il se dit alors qu'il se passe vraiment quelque chose dans le pays. Il ne sait pas encore s'il va solliciter l'Ansej, mais il sait au moins qu'il ne va pas faire son service national, la seule épine qui lui reste encore au pied. Il n'a que trente ans, mais Mohand Saïd a appris à ne prendre que ce qui est vraiment prenable. Cet e-mail est protégé contre les robots collecteurs de mails, votre navigateur doit accepter le Javascript pour le voir