Dans une école de Kabylie, il y a une classe de… huit élèves. Tout le monde sait que la Kabylie n'est pas située en Suède, donc tout le monde devine qu'une salle de cours avec un nombre aussi réduit d'élèves, dans une école à la lisière d'une forêt, ça ne peut pas être une classe «expérimentale» d'une réforme en phase de cogitation. Le hameau a été fui par ses habitants au milieu des années 1990, ne sont restés que les téméraires, c'est-à-dire ceux qui n'avaient vraiment pas où aller, mais ce n'est pas ça le sujet. Il y a des enfants ici, qui n'ont jamais quitté le coin, pour les mêmes raisons que leurs parents qui sont restés en enfer. Ils n'ont pas voyagé, ils doivent donc croire que toutes les classes ailleurs fonctionnent avec huit élèves. L'instituteur, les papas et les mamans leur racontent bien qu'il fut un temps où il y avait ici une «vraie école», des classes de plus de 40, des boucans d'enfer dans la cour et tout et tout. Mais les enfants ne peuvent pas imaginer ce qu'ils n'ont jamais vu. Ils font seulement semblant de «voir ça» et reviennent à la vraie vie. Dans la vraie vie, les enseignants s'ennuient, l'école a le blues et le hameau les restes de l'enfer. Dans une ville du sud, il y a un hôpital ultra moderne au moment de l'achèvement de la construction. Fin des années 1980, il a servi à… loger les gens de passage ou fraîchement débarqués pour raisons professionnelles. Il n'y avait pas d'hôtel et ça tombait bien. Il n'y avait presque pas de malades parce qu'il n'y avait pas de médecin en dehors de ceux du service national. Aucun spécialiste. Les médecins s'ennuyaient comme les instits de l'école du hameau, les malades qu'ils ne pouvaient pas prendre en charge partaient se faire soigner à des centaines de kilomètres de chez eux ou mouraient… chez eux et les autorités se posaient des questions. La ville en question n'est pas située en Somalie, tout le monde le sait. Ce qu'on ne sait pas, c'est pourquoi on construit un hôpital quand on ne peut pas y mettre des médecins. Plus de vingt ans après, il doit bien avoir quelques médecins qui sont venus par désespoir, un hôtel et plus de malades. Mais il n'y a toujours pas d'appareil de dialyse, il n'y a plus de vaccins pour enfants et les cancéreux meurent chez eux ou à l'hôpital de la ville, puisque même à Alger, mille kilomètres plus loin, il n'y a pas de radiothérapie. Dans une ruelle de la capitale, il y avait un bouquiniste. «Un bouquiniste est quelqu'un qui vend ou prête des bouquins». Il affectionne particulièrement cette explication qu'il sort systématiquement. Même quand l'interlocuteur qui lui demande sa profession donne tous les indices de celui qui doit savoir ce que c'est, il le fait quand même, avant de s'excuser dans un mélange succulent de courtoisie, de sarcasme et de dépit : on ne sait jamais, mon frère, il n'y a plus grand monde qui sache ce que c'est un bouquin. Alors un bouquiniste… ! Il ne dit jamais «ancien» bouquiniste. Sa petite boutique est fermée depuis plus de dix ans mais il continue à… travailler dans la tête. Et puis, cette remarque qu'il affectionne autant que la première : «Ma boutique n'a même pas été transformée en fast-food, comme les autres.» Une école sans élèves, un hôpital sans soins, une «bouquinisterie» sans bouquins, tout le mode sait que ce n'est pas en Suède. Comme ce n'est pas non plus en Somalie, c'est où alors ?