Si Boudjemaâ avait mis des années pour se poser des questions qui étaient sans réponses, parce que peut-être que ceux qui étaient chargés d´apporter un peu de lumière étaient chargés de trop grandes responsabilités pour s´abaisser à répondre aux préoccupations d´un vulgaire quidam dont la voix n´a jamais pesé lourd dans une quelconque consultation électorale et dont la parole vaine se mêle au concert des persiflages et des protestations sans lendemain. La première des choses qui l´a toujours frappé au bout du demi-siècle qu´il a passé à parcourir cette route à intervalles réguliers, c´est l´immense retard que mettait l´administration pour se pencher sur un problème. Cette route, qu´il avait prise pour faire sa première excursion vers cette grande ville dont il n´a entendu parler que vaguement, soit dans un salon de coiffure quand le vieux et unique coiffeur du village racontait aux victimes qui passaient par le ciseau ou la lame maniés par des doigts tordus par les rhumatismes, ses multiples et interminables aventures dans cette ville qui recelait autant de dangers que «les Mystères de Paris», était exiguë et les ponts qui enjambaient les maigres oueds étaient si étroits qu´ils ne permettaient le passage que d´un seul véhicule: ce qui créait souvent des conflits entre les automobilistes chicaneurs qui refusaient toute concession. Ce pont et la route détournée qui y mène ne furent abandonnés au bénéfice d´une route plus spacieuse et d´un pont quatre fois plus large qu´un quart de siècle après cette date mémorable qui marque le premier voyage de l´écolier, après que la circulation, gonflée par le programme spécial d´équilibre régional, fit affluer des zones déshéritées des gros camions chargés de matériaux de construction et d´équipements divers, devienne problématique. Il aura fallu sur la quasi-totalité de la centaine de kilomètres qui séparait la capitale de ce coin perdu, procéder à de nouveaux réajustements qui allaient permettre une plus grande fluidité du trafic: élargissement de la chaussée, des ponts, suppression de certains détours inutiles qui allongeaient le trajet, et la réfection de certains tronçons qui avaient une fâcheuse tendance à se détériorer très vite. Il a fallu aussi abattre en certains endroits des rangées d´arbres très touffus qui, en certaines périodes troubles, cachaient des bandits de grands chemins qui n´hésitaient pas à détrousser des voyageurs imprudents qui s´aventuraient dans ces coins à une heure tardive ou en plein midi, quand la canicule décourageait les honnêtes gens à mettre le nez dehors. Heureusement que les platanes de «la source des Aït-Kaci» ont échappé aux tronçonneuses contrairement aux eucalyptus de Oued Aïssi! D´ailleurs, l´une des choses que regrettait Si Boudjemaâ, c´est la disparition progressive de la verdure sur tout le parcours et des deux côtés de la route: le hameau qui ne comptait jadis que quelques huttes de branchages et de chaume, arborait à présent de splendides et présomptueuses villas bâties toutes sur le modèle des années 1980: boutique au rez-de-chaussée et habitation à l´étage. Et en plus, ce modeste hameau qui n´abritait jadis que des réfugiés, des déclassés et des marginaux, avait bénéficié du gaz de ville bien avant les villages traditionnels «d´en haut» dont les habitants ont dû continuer quelques années encore à se disputer pour avoir une bouteille de gaz pour se chauffer en hiver. Quelle humiliation pour les indigènes qui se prévalent tous d´une présence très antérieure dans ce coin oublié des responsables! Heureusement que les hivers ne sont plus rudes comme ils étaient jadis, quand les souches de bruyère constituaient le combustible essentiel pour le chauffage. Ainsi, pour Si Boudjemaâ, personne n´est à l´abri de la roue de l´infortune qui tourne inexorablement: il n´y a qu´à regarder le désert qui naît sur le chemin du tramway pour savoir que rien n´est jamais acquis...