«La ripaille est la fête de l'affamé comme l'évasion est la fête du prisonnier et l'insurrection la fête de l'opprimé». Roland Escarpit Malgré un soleil éclatant qui illumine un ciel bleu d'une limpidité désespérante, le froid était vif quand je grimpais quatre à quatre les marches qui menaient vers la salle de rédaction. Et c'est tout haletant que je traversai le couloir désert qui mène vers la salle de briefing. J'étais en retard comme à l'accoutumée et je fis une rentrée discrète, sur la pointe des pieds. Le rédacteur en chef interrompit son long discours sur la manière d'appréhender une actualité très riche en événements et me fusillant du regard, marqua une légère hésitation avant de reprendre en martelant ses mots avec son accent si particulier: «Je vais reprendre, quitte à me répéter, pour les gens qui n'ont pas la correction d'arriver à l'heure...» J'essayai bien en vain de me justifier en bredouillant une vague excuse relative aux conditions exécrables de transport pour accéder au quartier cossu où est niché le journal, mais le chef, sans se départir de son ton doctoral, continua imperturbable: «Oui! Je sais que c'est la faute à Amar Tou! Je lui dirais la prochaine fois que je le verrais ajouter un escalier mécanique et un ascenseur en plus du métro et du tramway... Soyons sérieux! Il faut prendre ses précautions: l'exactitude est la politesse des rois. Quand on prend son travail au sérieux, il n'y a pas d'excuse valable. Donc, je reprends: j'en ai marre des marronniers que vous balancez à la rédaction à la veille de chaque fête importante. Je sais que la plupart d'entre vous sont préoccupés par le mouton, mais essayez de faire un effort et de me présenter un travail original qui tranche avec tout ce qui s'écrit à propos de la fête du Sacrifice. Je ne veux plus entendre parler de ces troupeaux de moutons qui sont regroupés à l'entrée de chaque agglomération dans des conditions épouvantables, ni de la faune qui gravite autour de ce commerce aussi juteux. Je ne veux pas qu'on disserte sans fin sur la joie des bambins qui s'agglutinent autour d'une bête qui ne fait pas partie de leur paysage quotidien, comme je ne veux pas qu'on me décrive ces gamins pressés de quitter l'école pour promener sur les talus de la cité des moutons d'une taille respectable. Je sais bien que certains n'hésiteront pas à blâmer l'attitude de certains adultes qui restent toute la journée à tourner autour d'une bête qui leur a coûté plus d'un mois de salaire et qui la regardent avec des yeux d'enfant qui reçoit son premier jouet. Faîtes-moi grâce de l'ambiance qui règne dans l'immeuble que vous habitez et dont les escaliers sont tapissés déjà des déjections animales. Je connais bien cette odeur d'étable qui monte alors que l'ascenseur est en panne. Tout le monde entend les bêlements désespérés des bêtes enfermées dans des enclos de fortune... Bref! Tout le monde connait la musique. Nous vivons tous dans la même société et cet Aïd n'est pas différent des autres, à part qu'il est plus cher. Je sais que vous allez me dire que les prix des fruits et légumes ont grimpé petit à petit jusqu' à atteindre des niveaux inacceptables pour la morale et la religion! Non, je veux que vous me parliez des petites gens à qui cette grandiose commémoration profite: je veux que vous enquêtiez sur les profils de ces personnages qui font soudain irruption sur les trottoirs abandonnés récemment par le marché de l'informel. Parlez-moi des tonnes de fourrages qui sont vendues en petits sacs en même temps que les sachets de charbon de bois qui vont enfumer les balcons les premiers jours de l'Aid. Qui sont ces jeunes ou ces vieux qui sortent tout à coup des panoplies d'égorgeurs avec des couteaux et des haches de toutes dimensions et de toutes formes. D'où viennent les rémouleurs improvisés qui ajoutent un bruit si particulier au tohu-bhu des trottoirs encombrés? Sont-il des chômeurs, des retraités ou des travailleurs qui se paient une semaine sabbatique pour se remplir les poches. Les produits qu'ils vendent sont-ils fabriqués ici (ce qui m'étonne!), en Chine, en Turquie ou en Allemagne Quelle est la proportion des gens qui égorgent? Faîtes une judicieuse comparaison avec l'année dernière. Y a-t-il des accidents conséquents aux circonstances du sacrifice? Un de vos collègues m'avait rapporté il y a quelques années le «suicide» d'un mouton qui s'est jeté d'un balcon. Je veux du sérieux et de l'original.»