L'indigence de l'esprit colonial n'aura jamais pu comprendre la pensée majeure nationale des ouvriers algériens. Autrement dit, il n'y a pas plus mauvaise école que celle du colonialisme, car là, aucune leçon n'est retenue de l'histoire des conquêtes et des défaites du passé, aucun reste de mémoire de tant de honte bue et surtout aucun regret. Rien ! Au reste, à quoi sert-il d'essayer de s'enduire le masque au moins d'un peu de pudeur politique, se faire quelque mine qui ressemble à un visage humain?... Voilà que Nora Benallègue-Chaouia, docteur d'Etat, professeur d'histoire moderne et contemporaine, éclaire fortement cette observation générale que «le capitalisme colonial, surtout agraire, mais aussi minier et commercial, renforce sa mainmise sur les richesses et les hommes». En fait, évidemment, cela n'a pas commencé seulement à partir de la Première Guerre mondiale, ainsi que va l'expliquer Nora Benallègue-Chaouia dans son solide ouvrage intitulé Algérie: Mouvement ouvrier et question nationale (1919-1954) (*), préfacé par René Gallissot. Il faut d'abord dire que le travail de notre auteur, qui par ailleurs a publié des articles et études aussi bien en arabe qu'en français, est volumineux et dense. Il se caractérise par sa richesse en information de première main (archives diverses nationales et étrangères, travaux universitaires, documents écrits et témoignages d'anciens militants et responsables de mouvements ouvriers et de mouvements nationaux). Cet ensemble qui pourrait aisément constituer, grâce aux sources multiples citées et à une bibliographie large et abondante, un fonds rare - car complet - ouvrant de nouvelles orientations de recherches et encourageant à continuer cette sorte de défrichement de l'histoire de notre pays dont la corrélation entre l'histoire nationale et l'histoire sociale n'est pas pure coïncidence ; c'est un phénomène historique dont le caractère essentiel et immuable est que toutes les luttes ouvrières algériennes valent lutte nationale algérienne. La période étudiée ici (1919-1954) est à ce sujet très significative. Et Nora Benallègue-Chaouia de l'expliciter: «L'objectif était d'étudier le mouvement ouvrier dans l'Algérie coloniale entre deux ruptures : 1919, qui marque la fin de la Première Guerre mondiale, et 1954, le déclenchement de la lutte nationale de libération du pays.» Autrement dit, il est intéressant d'étudier la réalité des revendications ouvrières (donc l'exploitation économique) et le lien indéniable qui sous-tend en même temps le refus de la politique coloniale. Au passage, rappelons que dans les années 40, une certaine littérature française «libérale» (avant la lettre) a donné, en pleine Seconde Guerre mondiale, une idée, encore que vague, de la situation des ouvriers algériens des villes et des campagnes. Par exemple, dans son roman Les hauteurs de la ville (Prix Fémina en 1948), Emmanuel Roblès montre un ouvrier nommé Smaïl, un de ses jeunes personnages, prenant conscience face à l'injustice d'un «négrier». En juillet 1960, Roblès a pu écrire au sujet de «la révolte algérienne dans le Constantinois» (mai 1945): «A mon retour en Algérie, l'année suivante, ce que j'ai constaté là-bas m'a fait vivre dans la certitude que le brasier noyé un an plus tôt dans le sang de milliers de victimes reprendrait plus dévorant. On tue les hommes, on ne tue pas l'idée pour laquelle ils acceptent de mourir, chacun de nous le sait. [...] Aux jeunes Algériens, l'avenir n'offrait aucun espoir. Six ans à peine après la publication des Hauteurs de la Ville, l'Algérie prenait son visage de guerre. Par milliers, des Smaïl, décidés à conquérir leur dignité, ont surgi du fond de leur nuit, la torche à la main.» Enfin, tout le livre de Nora Benallègue-Chaouia est bel et bien un hymne à la gloire du mouvement ouvrier algérien (1919-1954) qui se construit avec l'énergie d'un militantisme social incessant, qui se réalise dans le Mouvement national algérien et qui se révèlera, dès le 1er Novembre 1954, puissant militant de la cause politique nationale et acteur de premier ordre dans les rangs du prestigieux FLN-ALN. (*) ALGERIE : Mouvement ouvrier et question nationale (1919-1954) de Nora Benallègue Chaouia Office des Publications Universitaires, Alger, 2005, 498 p.
