Il y a des artistes immortels et des chansons immortelles. Nouara et ses titres en font partie. Elle a encore prouvé cette vérité dans la soirée de jeudi à vendredi dernier en animant un spectacle mémorable à la grande salle de spectacles de la Maison de la culture «Mouloud-Mammeri» de Tizi Ouzou. C'est la première soirée de Ramadhan et il faut dire qu'elle a de fortes chances d'en être la meilleure. Du moins dans le genre de la chanson à texte et à mélodie étudiée. La salle était archicomble. Bien avant le coup d'envoi du gala, il était impossible de trouver une seule place libre. Certains fans de Nouara ont eu la chance de pouvoir s'entasser sur les marches qui séparent chaque rangée d'une autre. D'autres se sont coincés dans l'espace qui se trouve à côté de la baffle principale. Des chaises ont même été placées devant la première rangée afin de permettre à un maximum de spectateurs de s'asseoir pour suivre dans de bonnes conditions un spectacle que personne ne voulait rater. La presse est venue en force. Il y avait des dizaines de journalistes en plus des caméras de Dzair TV qui ne ratent jamais les soirées ramadhanesques tizi ouzéennes en attendant l'arrivée de celles de Berbère télévision. Contrairement à la majorité des galas qui se tiennent à Tizi Ouzou, il y a plus de femmes que d'hommes dans la salle. Il y a aussi des dizaines de femmes âgées qui devraient dépasser les 70 ans. Mais quand on a 70 ans aujourd'hui, on n'avait donc que 20 ans quand la voix de Nouara retentissait pour la première fois sur les ondes de la radio kabyle sous l'aide fraternelle et précieuse, voire indispensable du regretté Chérif Kheddam. Il ne faut donc pas s'étonner de cette présence de personnes du troisième âge. Même si les visages ont pris des rides, les coeurs, eux, sont restés comme ils l'étaient, il y a 50 ans. Quand Nouara monte sur scène après les présentations s'usage de la part de l'animateur, la salle explose de joie et les applaudissements nourris se mêlent interminablement aux youyous stridents. Nouara, timide comme à ses 20 ans, balbutie quelques mots de remerciements et on constate là aussi que sa voix n'a pris aucune ride. Il suffit de fermer les yeux et l'on se croirait dans les années 70. Sans trop pérorer, comme le font certains artistes en mal de confiance en soi, Nouara se met alors à faire ce qu'elle sait le mieux faire: chanter. On constate vite que, malgré la perte de la vue depuis environ deux ans, Nouara chante toujours avec l'art et la manière qui ont été de tous temps les siens. L'absence de son bras droit de presque toujours, Medjahed Hamid, se fait toutefois ressentir. Mais Nouara s'en sort quand même avec talent car sa voix magique et ensorcelante ne l'a pas quittée. Les tubes qui ont bercé et transpercé les coeurs de plusieurs générations de fans de Nouara se succèdent alors. A chaque amorce d'un nouveau titre, la salle s'enflamme et se confond en applaudissements et youyous. Des chansons comme Yecats win ur sengi lehsan, Deray ig ferun timsal, Izid lwaqt i sedagh, A tin i guran deg ikhfiw et tant d'autres sont enchaînés par Nouara dont le bonheur s'est mêlé vraisemblablement à la tristesse. Le bonheur d'être toujours aussi aimé par ses fans et la tristesse de convoquer tous ces souvenirs d'une vie d'une femme et du parcours d'une artiste exceptionnelles. Quand on voit et entend Nouara chanter, on a du mal à croire que la femme-artiste qui est devant nous va fêter ses 73 ans le 15 août prochain. Que de chanteurs et de chanteuses ont mis la clé sous le paillasson à peine la cinquantaine franchie car leur voix ou leur public les ont quittés. C'est loin d'être le cas de Nouara qui, bien au contraire, ne cesse de gagner en maturité artistique et en sympathie. A un certain moment, Nouara s'arrête et demande au public s'il voudrait qu'elle lui interprète un «achewiq». C'est alors qu'on lui répliqua en lançant à l'unisson le nom de Matoub Lounès. Nouara a l'habitude de fredonner cet «achewiq» que lui a composé le poète Benmohamed, mais qui a été saisi au vol, amicalement s'entend, par la suite par Matoub qui l'a enregistré dans son album Asirem de 1996. En entendant le nom de Matoub, Nouara ne peut pas retenir ses larmes. Elle passe son mouchoir sur ses deux yeux puis affirme avec une gorge nouée: «Nous aimons tous Matoub Lounès. Quand j'aime beaucoup une personne, je ne peux pas me rendre sur sa tombe pour m'y recueillir. Je préfère la garder vivante dans ma mémoire. C'est le cas de Matoub Lounès. Je me dis toujours qu'il est encore vivant et qu'il est quelque part à l'étranger et qu'un jour il reviendra. A tous ceux qui aiment Matoub Lounès, je dédie cet «achewiq» qu'il appréciait beaucoup». Il s'agit de «Semah-gh awen mayi tezmem», écrit par le poète Benmohamed qui est aussi l'auteur de nombreux textes interprétés magistralement par Nouara et dont les musiques ont été composées par Chérif Khedam ou Medjahed Hamid. La prononciation du nom de Matoub Lounès par Nouara fait vibrer la salle. Le Rebelle hante à ce jour les esprits des Kabyles qui ne réalisent pas encore que le fils de Tawrirt Moussa les a quittés si prématurément. Nouara fait couler des larmes à toute la salle en entonnant ce poème car il s'agit d'un texte qui décrit la douleur d'une personne que la vie n'a pas du tout gâtée. Un peu comme Nouara ou Matoub Lounès et sans doute une partie de tous les présents dans la salle. Car quand on part assister à un spectacle de Nouara, c'est qu'on a été touché de plein fouet par au moins quelques sentiments décrits dans les chansons de cette diva. A la fin de cet achewiq, et pour rompre avec cette ambiance d'affliction, l'orchestre enchaîne avec une chanson rythmée qui fait vite fermer cette parenthèse de recueillement et de mémoire. Le spectacle de Nouara s'est poursuivi alors que le public, un millier environ, est resté, plongé dans un silence total et concentré à fond sur la voix et le visage de Nouara qui distribuait, sur un même plateau, bonheur et tristesse à ses admirateurs. A la fin de spectacle empreint d'énormément de nostalgie et de communion, Nouara a affirmé au public: «Si Dieu me prête vie et santé, je reviendrai encore car c'est à chaque nouvelle fois, un bonheur immense pour moi de vous retrouver.»