L'équipe du film fait sensation sur le tapis rouge Précédé d'une réputation sulfureuse, «Les Misérables» de Ladj Ly, en débarquant à Cannes, pouvait prendre le risque d'être «un énième film sur la banlieue», qui allait alimenter le rayon de la bien-pensance qui battait de l'aile. Depuis quelque temps, mise à mal avec la vague des attentats terroristes qui a secoué ces cinq dernières années les grandes villes européennes... Une bavure qui aurait eu pour cadre un quartier sensible», (un euphémisme pondu par les apprentis sociologues pour désigner les ghettos suburbains), devenait un simple fait divers, ou presque. Les grandes mobilisations ont l'air maintenant de faire de plus en plus de l'archéologie du mouvement de solidarité qui avait été de tous les combats contre les discriminations et toute autre forme d'inégalité sociale. L'arrivée des «Gilets jaunes» sur la scène de la contestation sociale a scellé de cire chaude, cet état de fait. Gilets jaunes La banlieue ne figurera pas sur le cahier des charges des habitués des ronds-points. Pourtant, la paupérisation se développe de manière exponentielle dans ces zones situées à la périphérie des grandes agglomérations... Et avec elle le statut de «zones de non-droit» semble s'être imposé aux décideurs du pouvoir central, qui prennent ainsi le risque de «déléguer» à des forces autoproclamées, la gestion des choses des cités. C'est dans ce contexte que le cinéaste français, Ladj Ly, un enfant des banlieues, une «vidéo surveillance» à lui tout seul, des années durant, a décidé de faire du contenu de ses rushes un film, une fiction «Les Misérables». Vaste programme et entreprise d'autant plus risquée que le syndrome de «La Haine» (Mathieu Kassovitz) a depuis quelques décennies fait le travail, transformé depuis en... mirador, comme celui érigé dans les camps de transit et autres lieux de parcage de migrants. D'une bavure policière réelle qui a eu lieu en 2008 à Montfermeil (banlieue nord de Paris), le cinéaste en a sorti un film qui se construit autour d'une mince intrigue, la récupération d'un lion volé à un cirque tenu par des gitans. L'auteur du larcin est un jeune black de la cité. Les policiers, en civil, chargés de le pister, auraient pu postuler au casting de la série us des «Chips», si la moto n'était pas obligatoire... Ils en avaient pourtant les codes: dialogues indigents, terrains d'intervention aussi convenus au point de devenir banals... La bavure Pourtant, Ladji Ly n'est pas n'importe qui, tôt il a été, à sa façon, un lanceur d'alerte. Avec son téléphone portable il était de toutes les manifs à filmer les «contacts» de la police avec les manifestants... Epaulé par ses amis de toujours, Kim Chapiron et Romain Gavras notamment, pour lesquels il fera l'acteur de leurs films courts. Et puis arriva ce terrible incident du 14 octobre 2008: «A l'époque, personne n'a de téléphone portable. Tous les jours il y a des descentes de flics. Sitôt qu'ils arrivent, on m'appelle. Je les suis, je les traque, je les harcèle, je deviens leur bête noire. Dès que j'arrive, j'entends le même cri: ´´Eh! Attention, il y a Ladj!´´» C'est ainsi qu'un jour de 2008, depuis une voiture, il filme la bavure à l'origine du scénario des Misérables. «Je leur ai tout de suite dit que j'avais tout filmé. Le lendemain, je suis convoqué au commissariat de Gagny. Vingt policiers autour de moi. Je passe la vidéo. Un silence total. Je les regarde. Ils sont tout pâles. Je vois la rage dans leurs yeux. Le commissaire me reçoit en tête-à-tête: ´´La vidéo est compromettante, vous comprenez? Il ne faut pas que ça sorte, c'est dans votre intérêt.´´ Je rentre chez moi, j'embarque tous mes disques durs, et j'appelle Kim (Shapiron) et Romain (Gavras): ´´Qu'est-ce qu'on fait?´´ Finalement, le père de Romain nous met en relation avec Pierre Haski qui dirige Rue 89. Le soir, on encode la vidéo; le lendemain on balance la bombe. Toutes les chaînes reprennent. Enquête de l'IGS (Inspection Générale des Services). Les policiers seront condamnés à quatre mois de prison avec sursis.» Une décennie plus tard le film est là, «Les Misérables», Cannes le sélectionne. C'est la consécration, mais aussi la grande exposition. La consécration La presse est en effervescence avant la projection et dithyrambique après... La machine est bien partie, rien ne semble l'arrêter. La personnalité du parrain, Vincent Cassel, finira par donner l'incontestable imprimatur. Ce clip de plus de 90 minutes est appelé à tourner en boucle sur les écrans, mais aussi dans les esprits. Bien fait, rythmé comme il faut, avec les ingrédients requis pour faire un visuel explosif, dans tous les sens du terme. Car c'est à coups de gros pétards, de véritables bombes, lancés comme des roquettes par des jeunes, en pleine adolescence, contre des policiers munis d'une bombe lacrymogène, de matraques et d'un taser... La confrontation dans les cages d'escalier, devenue un véritable enfer, semble destinée à livrer un climax comme on le ferait avec une pizza géante, le soir d'une finale de Coupe du monde, fêté à l'unisson dans les quartiers. C'est d'ailleurs la scène d'ouverture du film. Violence et dénonciation et après? Mais voilà, la violence policière aura tôt fait de disparaître face à celle, sans concession aucune, des jeunes encagoulés de leur colère, convertie en haine qui va transformer un réquisitoire en plaidoirie. Le déchaînement de violence ne laissera pas de place, pas même de la largeur d'un interstice, à un débouché annonciateur d'un changement quelconque. Le cinéaste porté toujours par cette colère (légitime) semble avoir oublié, en si bon chemin, la finalité de sa démarche, qui doit nécessairement aller au-delà de la dénonciation, de l'indignation. Aux solutions politiques que ces citoyens français (pour la plupart) seraient en droit d'attendre, le cinéaste émet une analyse pour le moins réductrice sinon étrange. En érigeant deux camps, celui des jeunes laissés-pour-compte et en colère et de l'autre celui de la police dans son rôle répressif, Ladj Ly ne montre qu'une tierce partie, tentant le lien et faisant montre de compréhension à l'égard de ces jeunes, représentée par un trio d'intégristes, portant la bonne parole, avec le sourire en sus, en direction de cette catégorie de la population «oubliée» par les pouvoirs publics, locaux et nationaux. Un raccourci aussi réducteur que dangereux qui n'augure rien de bon pour ces «Misérables»... «Il n'y a ni mauvaises herbes ni mauvais hommes, il n'y a que de mauvais cultivateurs» (Victor Hugo), cette phrase mise en exergue, au début du film, aurait du coup besoin d'être actualisée, pour, peut-être, désigner du doigt ces mauvais cultivateurs, que sont ces nouveaux gardiens du temple, l'extrême droite religieuse (les islamistes) et celle politique (Front national et ces autres dérivés)...