La pièce a libéré – un tant soit peu – certaines formes de spectacle traditionnel, tout en effectuant un travail fort intéressant et intelligent sur la halqa. Bouguerra a le don de la parole. Il raconte des histoires sur la place publique et captive son auditoire par son verbe haut et son bendir. L'histoire de Am Lahbel qui n'a jamais été racontée, le torture. Il faut à tout prix qu'il la fasse sortir de sa tête, qu'il la partage. Il prend son bendir, et commence son récit. “Notre histoire se dresse telle une montagne, son nom est l'année de la corde”, dit-il. Cela s'est passé il y a très longtemps, du temps du Bey Salah. La faim et la misère menaçaient certaines tribus qui ont décidé d'envoyer des émissaires pour solliciter l'aide du bey. Et c'est là que ça devient intéressant, car il y a plusieurs versions de la vérité : certains disaient qu'une fois arrivés chez le bey, ils ont dit qu'ils étaient venus présenter leur hommage ; d'autres affirmaient que le gouvernant les a pris pour des espions de Bel Ahrèche (le rebelle) ; d'autres encore appuyaient que le bey a accepté de les aider mais qu'ils se sont entretués et que les trois survivants se sont échappés avec le butin. La légende dit aussi que les tribus se sont mises en marche, de Colo vers Constantine, et que pour les punir, le bey les a attachés avec une corde jusqu'à leur mort. Le récit de Bouguerra dérange parce que les choses n'ont pas vraiment évolué, depuis Am Lahbel et jusqu'au présent (de narration). Le chef de la police apprend que son propos est subversif et décide d'en finir avec cet agitateur. Adaptée par Djamel Marir et Salim Souhali, d'après l'œuvre éponyme (sortie dans le cadre de la manifestation Alger capitale de la culture arabe 2007), de Mustapha Natour, la pièce convoque le passé pour traiter du présent et même de l'avenir. Car la réalité sociale de Bouguerra et de ses contemporains n'a pas réellement changé depuis l'année de la Corde. Les dirigeants sont toujours aussi injustes, les gens se contentent de survivre, et prient Sidi Achour, le saint patron du village, de les assister dans le supplice qu'est leur vie. En outre, la mise en scène de Djamel Marir est à la fois intelligente et subtile. Il a réussi à utiliser l'espace à son avantage, en distribuant treize comédiens sur scène (munis tous de bendir). Comme c'est un théâtre de patrimoine, le metteur en scène use (mais n'abuse jamais, hélas) de certains procédés et autres rituels populaires, notamment la halqa, la hadra et même la transe. Mais la transe est vécue comme un exutoire, un défouloir et non comme une exaltation de l'âme et du corps. Il aurait pu pousser davantage sa réflexion sur ces trois formes, donner une base plus solide, éviter complètement le folklore. Djamel Marir n'a pas sorti la hadra de l'espace sacré qu'est la zaouïa vers l'espace public et commercial ; il l'a plutôt introduite dans son spectacle théâtral, et c'est sans doute pour cela que le propos semble incomplet, qu'on reste sur notre faim. Une remarquable distribution Cependant, faire d'une femme l'égale de l'homme surtout dans un rituel si sacré et réservé généralement aux hommes a une importante portée symbolique. La comédienne Nadia Larini était vêtu comme les messieurs, tenait le bendir avec détermination et semblait se confondre dans le groupe. C'est une manière de nous signifier (avec élégance) que la hadra est aussi un acte d'amour, de communion et un moment de partage. D'ailleurs, la halqa a rempli ce rôle, également. La distribution était remarquable. Les comédiens étaient en totale harmonie. Ils chantaient, jouaient au bendir, dansaient (chorégraphies de Slimane Habès), avec souplesse et grande agilité. Le comédien principal, Seïf Eddine Bouha (qui ne savait pas tenir un bendir avant de travailler sur ce spectacle) était, quant à lui, stupéfiant. On l'avait déjà vu l'an dernier dans la pièce, Amam Aswar Al Madina (produite par le même théâtre et mise en scène par Sonia Mekiou), mais cette année, il est métamorphosé. Il a su faire sortir un bon nombre de traits et caractéristiques du personnage de Bouguerra, même si parfois la gestuelle et le langage du corps a pris le dessus sur la parole. Bouguerra et ses camarades nous ont fait rêver. Et Am Lahbel fait partie des spectacles (rares) qu'on n'a pas envie qu'ils se terminent. Et pourtant, tout à une fin, sauf peut-être le récit de l'année de la Corde. Un schéma qui se répétera jusqu'à la fin de la civilisation humaine, tant qu'il y aura un faible et un puissant. Alors le récit de Bouguerra lui survivra et se renouvellera…Et même après la mort, Bouguerra raconte.