L'universitaire et critique revient, dans cet entretien, sur la personnalité fascinante de Taos Amrouche et explore quelques points ayant trait à son caractère (l'orgueil) et à l'œuvre (l'écriture du dévoilement) de l'auteure. Liberté : Qu'est-ce qui vous a intéressée en premier chez Taos Amrouche, d'autant que c'est le deuxième livre que vous lui consacrez ? Denise Brahimi : J'ai eu le sentiment qu'elle cumulait les problèmes propres aux femmes, dont on a beaucoup parlé, notamment dans les études dites “de genre", les problèmes que rencontre tout écrivain dans son rapport avec l'écriture et avec le monde de l'édition, et évidemment les problèmes de ceux et celles qui ont eu toute leur vie le sentiment d'être en exil, à tous les sens que peut avoir ce mot, à la fois très concret et psychologique, voire métaphysique. L'un des points intéressants dans l'œuvre de Taos Amrouche est son caractère autobiographique, ce qui est rare, surtout pour une femme qui ose le dévoilement (beaucoup d'écrivains ont opté pour des pseudonymes)... De toute manière les pseudonymes, sauf exception, ne trompent personne et les auteurs sauf exception sont les premiers à les dévoiler ! De plus je pense que la littérature maghrébine est souvent autobiographique parce que c'est une littérature de témoignage écrite par des gens qui ont été longtemps occultés dans leur manière d'être et qui éprouvent le besoin de se faire reconnaître tels qu'ils sont. Vous écrivez beaucoup sur l'orgueil de cette écrivaine... Oui, j'ai été très frappée par le fait que cette femme voulait faire face, en toute circonstance et ne se résignait jamais à ce qui était pour elle l'inacceptable. Ce qui ne veut pas dire qu'elle n'en souffrait pas, mais il fallait sauver la face, ou sauver l'honneur, et ne pas s'avouer vaincue. Où se situerait la modernité de Taos Amrouche ? Dans les raisons qui m'ont fait m'attacher à elle, j'aurais pu ajouter qu'il y a cette étonnante rencontre entre l'appartenance à une culture très ancienne (amazighe) et l'expérience du sort complexe vécu par une génération de femmes nouvellement émancipées, rencontrant des obstacles que personne autour d'elles ne pouvait les aider à surmonter. Vous faites un parallèle entre la vie et l'œuvre de Taos Amrouche, ce qui rend votre livre accessible à un large public, mais également destiné à des étudiants et chercheurs. Un choix volontaire ? Absolument : j'ai voulu écrire un essai, non une biographie. Lorsque quelqu'un a choisi d'être écrivain ou écrivaine, c'est de l'œuvre qu'il faut partir, car cette auteur a projeté dans ses écrits beaucoup plus que ce qu'il y a eu dans sa vie. C'est à l'auteur de mélanger le réel et l'imaginaire, pas à nous ses lecteurs. Mais l'œuvre de Taos Amrouche se prête aussi bien, me semble-t-il, à une lecture spontanée qu'à une lecture savante ; j'ai voulu dans les deux livres que je lui ai consacrés faciliter cette lecture et en montrer l'intérêt, laissant à chacun la liberté de trouver dans ces romans ce qui le touche le plus. La frilosité (voire l'indifférence) par rapport à son œuvre trouve-t-elle des éléments de réponse dans son œuvre, ou existerait-il des éléments extralittéraires ? Rien n'est “extralittéraire" dans une œuvre comme la sienne, je vous avoue que je ne sais pas très bien ce que cela voudrait dire ; si elle a le sentiment de ne pas être comprise, ou de ne pas être acceptée, elle le dit à travers les personnages dans lesquels elle se projette. Il est certain qu'avec une sensibilité comme la sienne, toute expérience de rejet est extrêmement cruelle, mais comme elle avait un caractère très entier, peu portée à faire des concessions, elle ne pouvait manquer de rencontrer des obstacles et son tempérament la poussait à les braver. C'est aussi cela que j'ai voulu dire quand j'ai parlé de son orgueil : une résistance qui s'incarnait, comme on peut le voir sur ses photos, dans une attitude de défi face à l'adversaire éventuel. Et c'est ce que veut dire le titre que j'ai choisi : “Grandeur de Taos Amrouche". La grandeur n'est pas la grandiloquence, c'est le refus de la petitesse. “Grandeur de Taos Amrouche" de Denise Brahimi. Essai, 340 pages. Editions Chihab. 940 DA.