Mohamed-Amokrane Nouad, qui est également consultant à l'Organisation des Nations unies pour le développement industriel (Onudi), estime que le commerce est tellement déréglé que des pénuries sont créées de toutes pièces par les spéculateurs qui contrôlent les prix. Liberté : Dans les économies structurées, les prix flambent en cas de pénurie, pour s'effondrer en période de surabondance. Cette théorie ne semble cependant pas s'appliquer au marché algérien des fruits et légumes, dont les prix s'envolent pour des raisons qui, souvent, n'ont rien à voir avec la loi de l'offre et de la demande. Et la spirale de la flambée n'est pas près de s'arrêter. Qu'est-ce que cela vous inspire ? Mohamed-Amokrane Nouad : L'organisation des marchés des produits n'obéit pas globalement à la loi de l'offre et de la demande, car les mécanismes de négociation et de formation des prix sont moins connus. C'est ce disfonctionnement et cet illogisme qui font que chez nous le client n'est pas roi. La hausse des prix alimentaires est préjudiciable aux couches les plus démunies. Elle a des causes et des répercussions complexes. La flambée des prix des produits alimentaires a pris de court la plupart des prévisionnistes, rappelant ainsi la vulnérabilité intrinsèque des prévisions à des évolutions imprévues compte tenu des niveaux élevés de production agricole obtenue. Les brutales hausses qu'ont récemment connues les prix des principaux produits agricoles étaient dues à la conjonction d'une production demeurée relativement inférieure à la tendance et d'une forte croissance de la demande d'une part et d'autre part à une spéculation sur ces produits. Les causes de cette augmentation des prix sont complexes et s'expliquent par une combinaison de facteurs se renforçant mutuellement, entre autres, ceux liés aux conditions climatiques et ceux dus au circuit de distribution. Les commerçants donnent à chaque fois des arguments mais souvent non fondés : la récolte a été touchée par une maladie, c'est pour cela qu'elle est chère ; les quantités de légumes sont insuffisantes aux marchés de gros, car la récolte n'est pas abondante ; au niveau des marchés de gros, les prix ont augmenté ; actuellement, nous ne sommes pas en pleine saison, d'où une baisse de l'offre sur le marché ; la spéculation a eu un grand rôle aussi, surtout que le marché est libre et il n'y a pas de contrôle appliqué ; il n'existe aucune loi qui gère le marché, c'est l'anarchie totale. Le gouvernement a fait figurer tous les produits agricoles (fruits et légumes), exception faite de la banane, sur la liste des produits interdits à l'importation. Ne pensez-vous pas que ces restrictions ont créé une tension sur les marchés, faisant augmenter les prix ? Les politiques d'austérité entreprises par les pouvoirs publics n'expliquent pas à elles seules l'envolée de certains prix, l'économie informelle a aussi une grande part responsabilité. Sur ces marchés informels, la différence entre le prix de gros et de détail est parfois de l'ordre de 100%. L'inflation et l'absence de contrôle sont également à l'origine de la tendance haussière des prix des fruits et légumes. Ces restrictions avaient comme objectif de réduire le niveau des importations alimentaires et le résultat n'a pas atteint le niveau escompté et les répercussions ont été visibles sur le marché où la médiocrité a été mise à l'honneur : en l'absence de produits de qualité, les spéculateurs ont élevé le prix des produits de moindre qualité au niveau de ceux de l'importation. Les produits importés ont contribué pour beaucoup à tirer notre production vers le haut et si on voulait protéger notre production, des leviers admis par tous existent et il fallait les appliquer : les taxes par exemple. Les produits agricoles alimentent aussi le marché parallèle, une économie parasite contraire à toutes les règles du développement et empêchant l'organisation des circuits de distribution de ces produits. Avez-vous un commentaire à faire à ce sujet ? Malgré la multitude de programmes de développement qui se sont succédé, le secteur des fruits et légumes n'arrive toujours pas à satisfaire une demande sans cesse croissante. L'élasticité de l'offre s'explique par la faible productivité de ce secteur confronté aux aléas climatiques, accentuée par des contraintes économiques et organisationnelles. En dépit d'une extension des superficies, les rendements restent encore très modestes. La forte hausse des prix à la consommation induite par les longs circuits de distribution profite surtout aux différents intermédiaires. Le désengagement de l'Etat dès 1987 n'a pas permis une meilleure organisation des marchés, bien au contraire. Le commerce est tellement déréglé que des pénuries sont créées de toutes pièces par les spéculateurs qui contrôlent les prix notamment en périodes de fortes demandes comme le mois de Ramadhan. 70% de la production agricole sont vendus sur le marché parallèle. Entre la période de la récolte et de la commercialisation, plusieurs spéculateurs et intermédiaires interviennent pour acheminer les produits vers les marchés parallèles. L'intermédiaire, c'est le maillon fort de la chaîne, il contrôle l'amont et l'aval du marché, il fixe le prix à la ferme et le prix sur le marché de gros. La prolifération de ces intermédiaires qui effectuent des reventes successives d'un même produit est un phénomène qui influe sur les niveaux des prix. Il arrive que le même produit soit vendu deux à trois fois entre les spéculateurs avec une marge bénéficiaire pour chacun, et c'est de cette manière que le produit arrive aux marchés de gros et de détail au double prix. En l'absence de marchés structurés et organisés et la faiblesse dans l'organisation des producteurs et de l'interprofession, le secteur informel est une réponse qui a pu rendre le produit disponible et a contribué quelque part au développement du secteur de l'agriculture, mais à quel prix, et surtout au détriment des couches les plus vulnérables. Quel est le chaînon manquant sur le marché des produits agricoles ? Il y a un maillon qui manque dans l'organisation du marché. C'est la fonction contrôle, de manière à faire en sorte que les produits agricoles ne passent pas par les spéculateurs et les intermédiaires qui constitue la principale cause des perturbations et des hausses des prix. L'instabilité des prix des fruits et légumes est due essentiellement à un problème de régulation du marché. La distribution a toujours constitué le facteur faible du secteur des fruits et légumes, malgré les différentes réformes qui se sont succédé. Ce qui a entraîné une certaine opacité des marchés de détail ou de gros. Cette absence de transparence a permis l'émergence d'une multitude d'intermédiaires qui allaient rapidement investir les différents stades de la commercialisation, entraînant ainsi le recul de l'intervention de l'Etat, malgré l'arsenal juridique censé réguler cette fonction et le tout dernier est le Syrpalac (système de régulation des produits de large consommation). Pour les chaînons manquants, ils sont de trois ordres : 1- Le développement des marchés de gros ; la mise en place de véritables marchés de gros va permettre une réelle confrontation de l'offre et de la demande aboutissant à la réalité des prix. 2- La multiplication des marchés de proximité pour juguler la hausse des prix à la consommation. 3- La mise en place de coopératives de services qui pourraient permettre aux producteurs de mieux valoriser leurs produits en offrant un interlocuteur unique aux différents négociants et en mettant en place un système d'information rapide sur les prix pratiqués sur les marchés de consommation. La dynamisation du conseil de la concurrence permettrait de garantir le libre jeu d'une concurrence saine et loyale entre les opérateurs et de préserver le pouvoir d'achat du consommateur, entre autres. Quel regard portez-vous, prospectivement, sur le défi que représente le marché des produits agricoles ? La spéculation, conséquence de la désorganisation au niveau des marchés de gros de fruits et légumes, est à l'origine de la hausse des prix de ces produits, observée depuis quelques jours. Certains des facteurs jouant sur la hausse des prix actuelle revêtent un caractère transitoire, tandis que d'autres risquent d'être plus permanents. Il est important d'opérer une telle distinction pour prévoir les évolutions des marchés sur les années à venir. On peut s'attendre au maintien de conditions favorables à la croissance économique, à la hausse du pouvoir d'achat et à la progression de la demande de produits agricoles. Il s'agit là d'un facteur permanent jouant sur la détermination des prix à venir, mais qui n'est pas nouveau : les marchés agricoles se caractérisent depuis de nombreuses années par une forte croissance. Mais le niveau de production pourra-t-il suivre cette croissance de la demande et sa répartition équitable et à moindre spéculation ? Les investissements et l'organisation des marchés de produits agricoles pourraient avoir des effets sur les prix à court terme. Néanmoins, par rapport aux perspectives, ces derniers pourraient se révéler temporaires compte tenu de l'adaptation des marchés et du comportement des intervenants. Vu les volumes en jeu, cette évolution pourrait bien, à l'avenir, constituer un élément nouveau et permanent de la volatilité des prix. Les tensions sur les marchés constituent un facteur permanent qui se répercute souvent sur une hausse persistante des prix donc une aggravation de la volatilité des prix. La juxtaposition d'une forte réaction de l'offre et d'une croissance continue de la demande devrait maintenir les prix au-dessus de leurs niveaux antérieurs, mais, toutefois, bien en deçà des records enregistrés à l'heure actuelle.